— Non, ai-je dit. Tu te fiches de moi. Le type chez Easy a reconnu ton nom… et tu viens de me le décrire. »
Je roulais vers le soleil couchant et les lumières du tableau de bord venaient de s’allumer. Il entrait par la vitre un air frais assez doux. Hitch a pris son temps pour répondre.
« Laisse-moi te raconter une petite histoire, Scotty, a-t-il fini par dire. Quand j’étais gamin, je vivais à Roxbury avec ma mère et ma petite sœur. Nous étions pauvres, mais à l’époque les allocations suffisaient à s’en sortir, en faisant attention. Ce n’était pas spécialement dur pour moi, du moins je ne savais rien d’autre qu’être heureux avec ce que j’avais, en ajoutant peut-être un peu de vol à l’étalage. Sauf que Maman se sentait seule, et donc, quand j’avais seize ans, elle a épousé un tas de vieille merde coriace nommé Easy G. Tobin. Easy possédait une affaire de boîtes aux lettres et vendait de la coke et de la meth sous le manteau. Je reconnais qu’il n’a jamais levé la main sur ma mère, ni sur ma sœur et moi, d’ailleurs. Ce n’était pas un monstre. Et il ne se servait jamais de la maison pour son commerce de drogue. Mais c’était un méchant. Il parlait méchamment. Il était assez futé pour ne jamais avoir besoin d’élever la voix, il lui suffisait de quelques mots pour te descendre, parce qu’il avait le talent de découvrir ce que tu détestais en toi. Il me l’a fait à moi et il l’a fait à ma sœur, mais nous jouions en division d’honneur. Il l’a surtout fait à ma mère, et le temps que je sois prêt à quitter la maison, quelques années plus tard, je l’avais vue pleurer plus que je ne l’aurais voulu. Elle voulait se débarrasser de lui mais ne savait pas comment s’y prendre, surtout qu’il fréquentait d’autres dames. Alors avec une bande de potes, on l’a suivi chez une de ses copines, on est rentrés et on l’a puni un peu. On ne l’a pas, tu sais, passé à tabac, mais on lui a fichu la trouille, on l’a malmené et on lui a dit de virer son cul de la maison de ma mère ou alors on lui ferait pire. Il a répondu que c’était d’accord de son côté, qu’il en avait marre de moi et de ma sœur et qu’il en avait fini avec ma mère – ce sont ses mots –, et que de toute façon il voulait partir, et j’ai dit que ça posait pas de problèmes du moment qu’il le faisait, que je l’aurais à l’œil. Il m’a répondu « j’aurais oublié ton nom la semaine prochaine, petit merdeux », alors je lui ai promis qu’il entendrait parler de moi de temps en temps, qu’il ferait bien de ne pas oublier mon nom parce que moi je n’oublierais pas le sien. Et nous sommes partis. Mais pendant quelques années, j’ai tenu à ce qu’il tombe effectivement sur mon nom, au moins de temps en temps, de temps à autre. Une carte, un coup de téléphone, comme pour lui rappeler un souvenir, mais pas un bon. Juste pour qu’il ne dorme pas sur ses deux oreilles. Et il n’a pas l’air de m’avoir oublié, hein, Scotty ?
— Il aurait pu me tuer, ai-je dit.
— Ouais, mais je ne pensais pas qu’il le ferait. Et puis je t’avais filé un gros paquet de fric. Je me suis dit que tu comprendrais qu’il y ait une part de risque.
— Ça alors, ai-je dit d’une voix faible.
— Et puis, tu vois ? Comme ça, tu n’as pas besoin de me remercier. »
Nous avons eu la chance de trouver Mme Jeffrey Helvig seule chez elle.
Elle s’est présentée à la porte en tenue décontractée, et nous voir dans la lumière de la véranda l’a aussitôt mise sur ses gardes. Nous lui avons annoncé venir à propos de son fils, Jeff Jr. Elle nous a répondu avoir déjà parlé à la police et que nous n’avions certainement pas l’air de policiers, alors qui étions-nous et que voulions-nous vraiment ?
Je lui ai montré assez de pièces d’identité pour établir que j’étais le père de Kaitlin. Elle connaissait Janice et Whit, mais pas très bien, et avait rencontré Kait en une ou deux occasions. Quand je lui ai précisé que je voulais parler de Kaitlin, elle s’est laissé fléchir et nous a fait entrer, mais manifestement à contrecœur.
La maison était d’une propreté méticuleuse. Eleanor Helvig adorait les dessous de verre en liège et les têtières en dentelle. Un dépoussiéreur électrique bourdonnait dans un coin du salon. Mme Helvig se tenait ostensiblement près du panneau de sécurité domotique, où elle pouvait d’un simple geste donner l’alerte et transmettre une vue de la caméra de surveillance au poste de police local. Nous étions probablement déjà filmés. Je me suis dit qu’elle n’avait pas peur de nous, mais qu’elle était très prudente par nature.
« Je sais ce que vous endurez, monsieur Warden, a-t-elle dit. Je l’endure moi aussi. Vous comprendrez que je n’ai pas envie de reparler de la disparition de Jeff. »
Elle se défendait contre une accusation que personne n’avait encore portée. Cela m’a fait réfléchir. Son mari était copperhead – et lui y croyait vraiment, d’après Whit. Elle l’avait accompagné à la plupart des réunions, mais pas à toutes. Elle proférerait sans doute les mêmes opinions que son mari, mais n’était peut-être pas aussi profondément et aussi sincèrement convaincue de leur bien-fondé. J’ai espéré que non.
« Cela vous surprendrait-il, madame Helvig, si je vous disais qu’apparemment votre fils et ses amis sont partis en hadj ? » ai-je demandé.
Elle a cillé. « En tout cas, cela m’offenserait. Utiliser ainsi ce mot est une insulte à la foi musulmane, ainsi qu’à de nombreux jeunes gens sincères.
— Des jeunes gens sincères comme Jeff ?
— J’espère que Jeff est sincère, mais je n’accepterai aucune explication simpliste quant à ce qui lui est arrivé. Pour parler franchement, ces pères absents qui redécouvrent leurs enfants en période de crise me laissent sceptique. Mais c’est la faute de la société, n’est-ce pas ? Les gens voient en la paternité ou en la maternité un moyen de mélanger leurs gènes, non un lien sacré.
— Vous pensez que Kuin va améliorer cela ? » a voulu savoir Hitch.
Elle a soutenu son regard avec un air de défi. « Je crois qu’il peut difficilement faire pire.
— Savez-vous ce qu’est un hadj, madame Helvig ?
— Je vous ai dit que je n’aimais pas ce mot…
— Mais beaucoup de monde s’en sert. Dont beaucoup d’enfants idéalistes. J’en ai vu quelques-uns. Vous avez raison, le monde dans lequel nous vivons est brutal, surtout pour les enfants. Je les ai vus. J’ai vu des gamins partis en hadj massacrés au bord de la route. Des enfants violés et assassinés, madame Helvig. Ils sont jeunes et sans doute idéalistes, mais ils se font aussi beaucoup d’illusions sur les qualités nécessaires pour survivre hors des banlieues de Minneapolis. »
Eleanor Helvig a blêmi. (Moi aussi, je crois.) « Qui êtes-vous ? a-t-elle demandé à Hitch.
— Un ami de Kaitlin. Vous avez déjà rencontré Kait, madame Helvig ?
— Je crois qu’elle est passée à la maison une fois ou deux.
— Je suis sûr que votre Jeff est un jeune homme solide, mais Kait ? Comment pensez-vous qu’elle va s’en sortir dehors, madame Helvig ?
— Je ne…
— Dehors sur la route, je veux dire, avec tous ces sans-abri et ces soldats. Parce que si ces gamins sont vraiment partis en hadj, ils seront bien plus en sécurité dans une voiture. Même Jeff.
— Jeff sait prendre soin de lui, a murmuré Eleanor Helvig.
— Vous ne voudriez pas qu’il fasse du stop, si ?
— Bien sûr que non.
— Où est la voiture de votre mari, madame Helvig ?
— Il est parti au travail avec. Il n’est pas encore rentré, mais…
Читать дальше