Parce que, évidemment, elle n’avait pas abandonné son idée pseudo-jungienne sur l’entrelacement de nos vies, elle pensait toujours que Kuin, entre autres choses, nous avait imposé un destin.
« Bref, a-t-elle repris, si je t’appelle, c’est surtout parce que j’ai parlé à quelqu’un de ton problème. Et qu’il veut t’aider.
— Pas Morris, ai-je répliqué. Je l’aime bien, mais il te dira lui-même qu’en tant qu’agent, il manque d’expérience sur le terrain.
— Non, pas Morris, même s’il serait ravi de te donner un coup de main. Non, quelqu’un avec une expérience tout à fait différente. »
J’aurais dû la voir venir. Après tout, elle avait plongé au cœur de mon passé, plus particulièrement dans sa partie Chumphon. Elle m’a quand même pris complètement au dépourvu.
« Tu te souviens peut-être de lui. Il s’appelle Hitch Paley. »
À un moment, cette semaine-là – avant que Hitch n’arrive, avant que les événements n’échappent à notre contrôle – Ashlee m’a demandé au milieu d’une conversation téléphonique : « Vous vous souvenez de ce conte de Charles Dickens, Un chant de Noël ?
— Oui, pourquoi ?
Je pensais à Kuin, aux Chronolithes et tout. Vous vous rappelez que, chez Dickens, Scrooge assiste dans l’avenir à son propre enterrement ? Et il demande au fantôme quelque chose comme « Est-ce l’image de ce qui doit être, ou de ce qui pourrait être ? »
Exact.
— Eh bien, Scott, les Chronolithes… ce sont des doit être ou des pourraient être ? »
Je lui ai répondu que nul n’en savait rien. Mais si je comprenais bien Sue, les événements commémorés par les Chronolithes déjà existants se classaient sous une forme ou sous une autre parmi les doit être. Il n’existait pas un autre et superbe avenir dans lequel nous stopperions Kuin avant ses conquêtes et transformerions les Chronolithes en d’inoffensifs paradoxes flottant librement. Kuin allait vraiment conquérir Chumphon, la Thaïlande, le Vietnam, le Sud-Est asiatique ; si le temps pouvait être incertain, les monuments eux-mêmes étaient fondamentalement immuables.
Pourquoi alors ne pas céder au désespoir ? Sue répondrait, j’imagine, que la bataille n’était pas terminée. La plupart du monde civilisé restait libre de Chronolithes, ce qui suggérait que les conquêtes de Kuin étaient un processus à étapes connaissant des succès et des revers. Aucun Chronolithe n’était encore arrivé sur le sol nord-américain. Peut-être n’y en aurait-il jamais, si nous faisions ce qu’il fallait. Quoi que ce fût.
Sue m’avait expliqué le concept de « feedback négatif ». Si ce que Kuin créait avec les Chronolithes était une espèce de feedback positif – un signal que renforçaient et amplifiaient le temps et les attentes des hommes –, alors son inverse pouvait représenter la solution. Détruire un Chronolithe qui apparaissait jetterait le doute sur le processus, et l’impression cancéreuse que Kuin était invincible se verrait, sinon anéantie, du moins affaiblie.
Il prendrait peut-être la moitié de la Terre, mais pas notre moitié.
Voilà ce en quoi Sue Chopra avait foi. J’espérais qu’elle avait raison, et j’étais prêt à agir sur la base de cette supposition.
Mais en toute honnêteté, je ne peux affirmer que j’y croyais.
Et donc, réapparition de Hitch Paley, qui descendait sur le parking du motel d’une petite Sony cabossée (en tout état de cause, cela aurait dû être d’une moto). Nous étions convenus de nous voir à neuf heures, ce matin-là. Il avait un quart d’heure de retard. Ou dix ans, en un sens.
Il avait peu changé. Je n’ai eu aucune peine à le reconnaître, même à une douzaine de mètres de distance dans l’ombre de la marquise du café-restaurant. J’étais ravi et j’avais peur.
Il portait la barbe ainsi qu’un blouson de cuir caca d’oie. Il s’était un peu empâté, ce qui ne faisait que renforcer son grand nez, ses hautes pommettes et son front néandertalien. Il m’a aperçu, a traversé sur ses jambes arquées l’espace ensoleillé qui nous séparait, et m’a tendu son énorme main droite : « Salut, mon pote ! T’as le paquet que je t’avais demandé de récupérer ? »
Quand j’ai marmonné je ne sais trop quoi à propos du paquet, il a souri et m’a flanqué une claque dans le dos : « Je te charrie, Scotty. On en parlera plus tard. » Nous sommes entrés dans le café-restaurant pour nous installer dans un box.
Bien entendu, Sue Chopra savait, pour Hitch. Tous mes efforts pour le protéger – en évitant par exemple de le compromettre durant mon passage au détecteur de mensonge – avaient été évidents et inutiles. Hitch était l’un des « observateurs principaux » de Sue, et avait dû figurer dès le début dans son projet reliez-les-points. Hitch avait été profondément plongé dans la turbulence tau, certainement tout aussi profondément que moi.
J’avais de plus supposé qu’il resterait introuvable, mais il avait sans doute traîné dans la région de Chumphon plus longtemps qu’il ne s’y serait risqué s’il s’était douté de la minutie avec laquelle on enquêtait sur les témoins – il y avait en tout cas traîné assez longtemps pour que le FBI cible sa signature Internet ou même dissimule un dispositif de localisation sur sa personne. Bref, ils l’avaient retrouvé.
Ils l’avaient retrouvé, et Sue lui avait donné le choix entre être arrêté immédiatement et accepter le boulot qu’elle lui proposait. Hitch avait fait le choix le plus sensé.
« Ce n’est pas vraiment un emploi de bureau, m’a-t-il précisé. C’est bien payé, avec des voyages, sans entourloupes. On m’a promis un casier judiciaire vierge à la fin, encore que la fin ne soit pas encore en vue. Ils ont commencé par m’envoyer dans le bassin du Pacifique recueillir des rumeurs sur Kuin, mais ça n’a rien donné de substantiel. Mais j’ai eu de quoi m’occuper, Scotty. Des reconnaissances des sites d’atterrissage, tu vois le genre, à Ankara ou Istanbul, des petits trucs officieux à droite et à gauche, des conversations avec des kuinistes – et dernièrement avec des gamins de chez nous. Des copperheads et des hadjis.
— Tu es un espion ? »
Il m’a gratifié d’un regard acerbe. « Ouais, c’est ça, je suis un espion. Je bois des martinis et je n’arrête pas de jouer au baccara.
— Mais tu es au courant de cette histoire de hadj.
— J’en sais plus sur cette histoire de hadj que la plupart des gens. Je la connais de l’intérieur. Et je vais faire mon maximum pour t’aider à retrouver Kait. »
Je me suis appuyé au dossier du box en me demandant si c’était ce que je voulais. Si c’était bien prudent.
« Tu sais, a dit Hitch, quand je pense à Kaitlin, je la revois à Chumphon. Avec sa façon de courir sur la plage dans ce maillot une pièce rosé que Janice aimait lui mettre… elle laissait derrière elle des empreintes de pied dans le sable, on aurait dit de minuscules traces d’oiseau. Nous aurions dû mieux nous en occuper, Scotty. »
Il disait « nous » pour se montrer aimable. Il parlait de moi.
Hitch ne s’est pas étendu sur le passé et n’a pas perdu de temps. Ramone Dudley lui avait déjà fourni les données du problème, et pendant que nous étudiions le menu, j’y ai ajouté le peu que j’avais appris de mon côté.
« Le Mexique, ce n’est pas une mauvaise idée, a-t-il dit. Mais on a besoin de davantage d’informations avant d’en arriver aux conclusions. »
Il a suggéré une nouvelle entrevue avec Whit Delahunt. J’ai accepté, à condition d’éviter d’inquiéter Janice. « Et on devrait parler aussi à Ashlee Mills. Si elle est chez elle, on peut la prendre en allant voir Whit.
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