Adam et compagnie campaient à l’ouest de la route principale. Durant la nuit, Hitch avait un peu discuté avec Adam et pas du tout avec Kait, bien qu’il ait eu confirmation de sa présence. Adam avait accepté de parler à Ashlee mais s’était montré peu disposé à autoriser Kait à me voir. À l’évidence, il commandait aux autres et parlait en leur nom, et Ashlee a baissé la tête et marmonné dans sa barbe quand elle l’a compris.
On notait aussi la présence, du moins à la périphérie de Portillo, de membres de la presse derrière les fenêtres polarisées de leurs camions régie blindés à liaison satellite. Les médias m’inspiraient des sentiments partagés. Dans son interprétation des Chronolithes et de leur métacausalité, Sue leur imputait une responsabilité importante dans l’amplification de la boucle de rétroaction. C’était précisément la diffusion planétaire de l’image de ces objets qui gravait dans l’imagination collective l’impression que Kuin ne pouvait être vaincu.
Mais comment aurions-nous pu faire autrement ? Réprimer, démentir ? Tout le génie des monuments de Kuin était là, dans leur évidence absurde, l’impossibilité de les ignorer.
« On y va, a annoncé Hitch, vous me laissez parlementer un peu, et on voit ce qui se passe.
— Pas terrible, comme plan, ai-je estimé.
— C’est le meilleur qu’on ait. »
Nous avons garé la camionnette aussi près que possible du groupe de tentes qu’Adam et ses amis avaient planté à côté de douzaines d’autres. Les tentes semblaient presque ridicules dans cet endroit sec, surgissant du parking en terre battue comme autant de champignons en nylon bleu, rouge et jaune. Inquiète, Ashlee a commencé à hausser le cou pour chercher Adam du regard. Aucun signe de Kaitlin.
« Restez ici, nous a intimé Hitch. Je vais négocier notre entrée.
— Négocier ? » a demandé Ashlee d’un ton un peu outré. Hitch l’a fait taire du regard et a refermé la portière derrière lui. Quelques enjambées l’ont emmené à un abri octogonal de mylar argent photosensible où il a lancé un appel qui nous a échappé. Une poignée de secondes plus tard, le rabat s’est soulevé et a livré passage à Adam Mills. J’ai su que c’était lui en entendant Ashlee retenir son souffle.
Malgré son treillis kaki encroûté de poussière, il semblait globalement en bonne santé. Très mince mais grand, presque autant que Hitch, il portait un sac à dos noir sur les épaules. Il n’a pas jeté le moindre coup d’œil à la camionnette, se contentant d’attendre que Hitch prenne la parole. La distance ne me permettait pas de distinguer son expression, mais il ne ressentait de toute évidence ni tension ni peur.
Ashlee a tendu la main vers la portière, mais je l’ai écartée. « Donne-lui une minute. »
Hitch a parlé. Adam a parlé. Hitch a fini par tirer de sa poche revolver un rouleau de billets qu’il a comptés dans la paume d’Adam.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? s’est offusquée Ashlee. Un pot-de-vin ? Il soudoie Adam ? »
J’ai répondu que cela m’en avait tout l’air.
« Pourquoi ? Pour que tu puisses voir Kait ? Ou pour que je puisse le voir lui ?
— Je n’en sais rien, Ash.
— Mon Dieu, c’est si…» Elle n’a pas trouvé de mot pour dire son mépris.
« Nous vivons une époque bizarre, ai-je dit. Dans laquelle il se passe des choses bizarres. »
Elle est retombée en arrière, humiliée, et a gardé le silence jusqu’à ce que Hitch nous fasse signe de sortir. J’ai activé les protocoles de sécurité de la camionnette, même si je doutais que cela nous assure une réelle protection. Dehors, l’air était sec et la puanteur accablante. À quelques mètres de nous, un jeune homme vêtu d’un pantalon autrefois blanc pelletait de la terre dans les feuillées.
Ashlee s’est approchée d’Adam en hésitant. Je n’en suis pas certain, mais je soupçonne qu’elle hésitait à lui faire face maintenant que le moment tant attendu était enfin arrivé… qu’elle renâclait à affronter la futilité de cette rencontre, à accepter que son fils résiste. Elle lui a posé la main sur l’épaule et l’a regardé dans les yeux. Imperturbable, Adam lui a rendu son regard. Il était jeune, mais ce n’était plus un enfant. Il n’a pas cédé de terrain, il est resté là à attendre qu’Ashlee parle, c’est-à-dire, je suppose, à faire ce pour quoi Hitch l’avait payé.
Adam et elle se sont éloignés de quelques pas sur un sentier entre les tentes. Hitch s’est adressé à moi : « Elle n’a aucune chance. Mais elle n’en sait rien.
— Et Kait ? »
Il a désigné une petite tente jaune orangé.
Je me suis mis à penser à l’arrivée du Caire, trois ans plus tôt. Sue Chopra en avait obtenu des enregistrements vidéo sous une douzaine d’angles, dans toutes ses phases : le calme avant la manifestation, le choc et les vents thermiques, la colonne de glace et de poussière bouillonnant dans un ciel bleu et sec, et enfin le Chronolithe lui-même, d’un éclat éblouissant, enchâssé dans les larges banlieues du Caire telle une épée enfoncée dans un rocher.
(Et qui tirerait cette épée du rocher ? Quelqu’un au cœur pur, peut-être. Parents absents et maris ratés s’abstenir.)
Je suppose que ce qui m’avait tant frappé au Caire était cette association incongrue de la glace et des vagues tremblantes de la chaleur du désert. Et les couches historiques mal assorties, les tours de bureaux érigées sur les ruines d’une autocratie vieille d’un millier d’années, avec le dernier des monuments, un Kuin pesant et distant, tel un pharaon sur son trône glacé.
J’ignore pourquoi cette image m’est revenue avec tant de force. Peut-être parce que ce village desséché de Sonora allait lui aussi recevoir son trône de glace, et peut-être parce qu’il flottait déjà dans l’air une espèce de frisson imperceptible, un tremblement prémonitoire, l’odeur amère du futur.
« Kaitlin ? » ai-je appelé.
Un vent errant a soulevé le rabat de la tente. Je me suis accroupi pour glisser la tête à l’intérieur.
Kait s’y trouvait seule, elle se déroulait d’un nid de couvertures sales. Elle a cligné des yeux dans le nimbe jaune que le soleil projetait sur le nylon. Elle avait le visage maigre et les yeux striés de fatigue.
Elle m’a paru plus vieille que dans mon souvenir, et j’en ai attribué la raison à ce qu’elle avait vécu durant ce hadj, la faim, l’angoisse, mais le fait est qu’elle m’avait échappé, que bien avant de quitter Minneapolis elle avait divergé de la représentation mentale que je me faisais d’elle.
Elle m’a regardé, longuement, son expression passant de l’incrédulité à la suspicion, puis à la gratitude, au soulagement et à la culpabilité. « Papa ? »
Son nom est tout ce que j’ai réussi à dire. Cela valait sans doute mieux.
Elle est sortie des couvertures pour venir dans mes bras. J’ai vu les bleus sur ses poignets, la profonde entaille qui de son épaule allait presque jusqu’à son coude dans une piste brune de sang coagulé. Mais je n’ai posé aucune question, et la sagesse du conseil d’Ashlee m’est apparue : je ne pouvais pas faire disparaître ses blessures. Je ne pouvais que la tenir dans mes bras.
« Je suis venu te ramener à la maison », ai-je annoncé.
Elle a évité de croiser mon regard mais a prononcé d’une voix presque inaudible : « Merci. »
Une autre brise a écarté le rabat de la tente et Kaitlin a frissonné. Je lui ai dit de s’habiller aussi vite que possible. Elle a enfilé un jean en lambeaux ainsi qu’un châle mexicain de mauvaise qualité.
Et j’ai frissonné aussi, et il m’est venu à l’esprit que l’air était un peu trop froid pour cette matinée écrasée de soleil… anormalement froid.
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