L’hôpital était déjà bondé et l’a été encore davantage quand on a déchargé à sa porte des charretées de blessés. Parmi les trois médecins, deux procédaient déjà à des opérations impossibles à interrompre. Par chance, il se pratiquait une espèce de triage par grade et le troisième est venu aussitôt en apprenant celui de Sam.
Il a procédé à une rapide inspection de la blessure et annoncé qu’il fallait amputer. L’idée n’a pas plu à Sam, qui a faiblement commencé à protester jusqu’à ce que l’homme lui plaquât sur la bouche un tissu qu’il venait d’imprégner d’un liquide contenu dans un flacon brun. Sam a alors fermé les yeux et cessé de se débattre. Le geste semblait davantage meurtrier qu’humanitaire, mais le docteur a relevé les paupières de Sam pour inspecter ses pupilles et a semblé satisfait du résultat.
« De quelle manière respirer dans ce chiffon soigne-t-il sa blessure ? » ai-je demandé.
Il s’est alors aperçu de ma présence. « En aucune manière. Ça sert juste à me faciliter la tâche. Vous êtes qui, pour lui ?
— Son adjudant-major », ai-je répondu. Puis j’ai ajouté : « Son ami.
— Eh bien, vous voilà chirurgien assistant.
— Je vous demande pardon, mais non.
— Si. Je suis le docteur Linch. Et vous ?
— Colonel Adam Hazzard. »
Il a attrapé sur une étagère une blouse en coton qu’il m’a lancée. « Enfilez ça, colonel Hazzard. Vous vous êtes lavé les mains, récemment ?
— Oui, il y a juste deux jours.
— Plongez-les dans ce seau sur la table. »
Ledit seau contenait une espèce de produit chimique astringent qui m’a brûlé au niveau des petites coupures récoltées durant la retraite depuis Goose Bay, mais a dissous la plus grande partie de la saleté. Il avait déjà servi à cet usage avant moi, ai-je déduit de la crasse grasse et du vieux sang qui décoloraient le liquide.
« Rincez-y une scie à amputation, tant que vous y êtes », a lancé Linch en désignant un objet muni d’une lame d’aspect très peu engageant, que j’ai plongé dans le même seau et séché avec la partie la plus propre d’une vieille serviette. « Tenez-lui le bras, maintenant, pendant que je coupe. »
Le docteur Linch était quelqu’un d’abrupt qui ne tolérait pas la discussion.
Je n’avais encore jamais assisté à une amputation, du moins de près. Linch n’avait rien d’un jeune homme, mais ses mains étaient d’une fermeté remarquable et j’ai admiré sa promptitude tout en réprimant une forte envie de fuir. J’ai été fasciné (au sens le moins agréable du terme) par l’efficacité de son ablation. Une fois cette sinistre chirurgie achevée, il a très proprement suturé les vaisseaux sanguins qui sortaient du moignon de Sam. Linch conservait un grand nombre d’aiguilles à coudre au revers de sa veste blanche, chacune dotée d’une longueur de fil de soie. De temps à autre, le praticien choisissait une de ces aiguilles pour réparer une veine qui fuyait, et ses mains évoluaient avec une aisance vive qui m’a fait penser à un pêcheur en train d’enfiler un ver bleu vivant sur un hameçon… Il laissait chaque fois quelques pouces de fil afin qu’on pût le retirer après la cicatrisation du moignon. Il a tenu à m’expliquer au fur et à mesure tout ce qu’il faisait, même si y penser suffisait à me soulever le cœur, et j’ai résolu de ne jamais me lancer dans une carrière médicale même si j’échouais dans celle d’auteur de fiction. C’était aussi horrible que de désosser un bœuf, m’a-t-il semblé… pire, d’une certaine manière, puisque les carcasses de bœuf ne se réveillaient pas en hurlant au beau milieu de l’opération et n’avaient pas besoin d’être rendormies.
Je ne pouvais observer cette chirurgie de trop près sans éprouver une certaine nausée et je détournais le regard aussi souvent que possible, même si cela ne me soulageait guère de voir la pièce pleine de lits occupés par des hommes aussi et parfois plus gravement blessés que Sam. Les amputations constituaient l’essentiel des soins pratiqués par les médecins et le grincement des scies ne semblait jamais s’interrompre. Un garçon de salle trempé de sang passait à intervalles réguliers rassembler et évacuer les membres amputés. Lorsqu’il a ramassé ce qu’il restait de la main de Sam, que le Dr Linch avait lâché par terre, cet acte qui sortait de l’ordinaire m’a fait prendre conscience, d’une manière à laquelle même l’opération chirurgicale n’était pas parvenue, de l’horreur de la situation. J’ai voulu reprendre cette main – l’emporter avec une telle désinvolture me semblait irrespectueux et je n’ai pu m’empêcher de penser que Sam voudrait peut-être la récupérer un jour. J’ai dû serrer les dents pour me calmer les nerfs.
Durant une de ces futiles tentatives pour me changer les idées, j’ai aperçu un visage que je connaissais, mais dans un contexte inédit. Un homme grand et décharné coiffé d’un chapeau du Dominion se déplaçait entre les blessés et les mourants à qui il offrait le réconfort et les paroles de la Bible. Il m’a reconnu aussi et s’est efforcé, en vain, de me dissimuler son visage… car il ne s’agissait de nul autre que du soldat Langers !
Bien que scandalisé, je n’ai rien dit avant que les rabats de peau du moignon de Sam eussent été cousus ensemble, de peur de déranger le docteur Linch dans cette tâche importante. Dès le dernier bandage posé, j’ai cependant lancé : « Docteur Linch, il y a ici un imposteur. » Je lui ai montré Langers. « Cet individu n’est pas officier du Dominion.
— Je le sais bien, a-t-il répondu avec indifférence.
— Vraiment ! Pourquoi vous ne le faites pas jeter dehors, alors ?
— Parce qu’il est utile. Il n’y a pas ici de véritables officiers du Dominion : Julian le Conquérant les a tous exclus de notre expédition, ce qui n’est pas une mauvaise chose dans l’ensemble, puisque ça nous évite leurs réprimandes dominicales. Sauf qu’un soldat en train de mourir veut en général un homme de Dieu à ses côtés et se renseigne rarement sur les antécédents du pasteur. Quand j’ai demandé un volontaire parmi les troupes – n’importe qui, vraiment, même si son seul acte religieux avait consisté à faire circuler le panier pour la quête –, ce Langers a levé la main. Les autres craignaient trop de rater le combat, ou de sembler lâches.
— Ce n’était sûrement pas la principale crainte du soldat Langers. Quelle expérience religieuse affirme-t-il avoir ?
— Il dit qu’il a été colporteur et a donc distribué des brochures portant sur des sujets sacrés. »
Je lui ai expliqué que ces brochures n’étaient guère que des guides de comportement pornographique non approuvés par les autorités bibliques, et que Langers lui-même était un imposteur et un menteur invétéré.
« Un officier du Dominion a-t-il jamais été exclu pour ces motifs ? Ne vous inquiétez pas, colonel Hazzard… c’est peut-être un mauvais bougre, mais nous n’avons pas mieux pour le moment. »
J’ai suivi son avis, qui n’était peut-être pas aussi cynique qu’il en avait l’air. En quittant la salle, j’ai entendu Langers réconforter un homme qui souffrait d’une atroce blessure à la tête. L’œil de celui-ci qui fonctionnait encore restait fixé sur Langers tandis que le malhonnête soldat citait inexactement ce qui était peut-être les seuls passages de la Bible qu’il eût jamais appris par cœur, des versets du Cantique des Cantiques, mêlés à des passages du poète interdit Whitman.
Comme l’amour vaut mieux que le vin ! a-t-il entonné d’une voix apaisante, la main levée en un geste de bénédiction et un doux sourire espiègle aux lèvres. Divin je suis dedans et dehors, et je sanctifie tout ce que je touche ou qui me touche. Sur le visage des hommes et des femmes, je vois Dieu, tout comme sur mon propre visage dans le miroir. Lève-toi, aquilon, et viens, autan, soufflez sur ce jardin afin que ses parfums s’en exhalent ! Les grandes eaux ne peuvent éteindre l’amour, ni une inondation le submerger. Pose-moi comme un sceau sur ton cœur, car l’amour est fort comme la mort et la jalousie cruelle comme la tombe.
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