« De le quitter ! s’est exclamé Julian. Pourquoi ?
— L’ordre est arrivé sans explications, a précisé l’amiral avec un dégoût manifeste. De New York.
— De mon oncle, vous voulez dire.
— Je présume, même si je ne peux en être certain.
— Et toute la flotte a obéi à part vous ?
— Officiellement, le Basilisk protège notre repli des attaques hollandaises. Je me suis servi de cette excuse pour m’attarder assez longtemps, histoire de faire de mon mieux – c’est-à-dire pas grand-chose – à Goose Bay et venir ici en discuter avec vous.
— Mais vous allez devoir bientôt repartir, a conjecturé Julian. Et de toute évidence, vous ne pouvez nous amener de renforts.
— En effet, même si je le regrette infiniment. Je peux seulement décharger le surplus de provisions du Basilisk et emmener les blessés à qui il faut de meilleurs soins que ceux d’un hôpital de campagne.
— En nous laissant ici, assiégés, a dit Julian, jusqu’à ce que nous mourions de faim ou que nous nous rendions aux troupes mitteleuropéennes. Tel est sans doute le projet du fou que j’ai pour oncle.
— Mon serment de loyauté m’empêche de reconnaître la véracité de vos propos. En dernier recours, général Comstock, vous pourriez tenter de vous enfuir par l’est. Une route traverse jusqu’au détroit, même si elle n’est pas en très bon état, et les fortifications de là-bas devraient rester assez longtemps aux mains américaines pour vous accueillir. Mais ce serait au mieux une tentative désespérée.
— Désespérée, vous l’avez dit, car nous sommes considérablement moins nombreux qu’eux.
— Bien entendu, la décision vous appartient. » L’amiral s’est levé. « Vous quitter dans ces circonstances est inexcusable, mais j’ai déjà outrepassé les limites de l’interprétation qu’on peut donner à mes ordres écrits.
— Je comprends, a assuré Julian en serrant avec une solennité touchante la main noueuse de l’amiral. Je ne vous en garde nulle rancune, amiral, et je remercie la Marine de tout ce qu’elle a fait pour nous.
— J’espère que cette gratitude n’est pas mal placée », a répondu l’amiral d’un air sombre.
Julian et moi sommes descendus au port, où l’on portait Sam et des dizaines d’autres blessés graves dans des chaloupes pour les embarquer sur le Basilisk. J’ai remis plusieurs feuillets dactylographiés au maître de manœuvre du bord… mes dépêches de guerre pour le Spark, qu’on m’a promis de poster de Terre-Neuve.
Nous avons rejoint le Dr Linch, qui supervisait les opérations et nous a conduits à Sam. Il restait allongé les yeux fermés dans une couverture en laine sur une civière tandis que la neige intermittente parsemait sa barbe de flocons et que la fièvre rosissait ses joues émaciées. « Sam », a appelé Julian en posant doucement la main sur l’épaule de son mentor.
Les paupières du blessé se sont relevées et il a contemplé quelques instants la houle des nuages avant de braquer les yeux sur Julian.
« Ne les laisse pas m’emmener, a-t-il dit d’une voix horriblement fragile.
— C’est une question de besoin, pas de désir, a répondu Julian. Fais ce que te dit le docteur, Sam, et tu seras bientôt suffisamment remis pour reprendre le combat. »
Ce sermon n’a pas apaisé Sam, dont le bras valide est sorti des couvertures pour saisir Julian au collet. « Tu as besoin de mon conseil.
— J’ai du mal à m’en passer, Sam, mais si tu as une recommandation, fais-m’en part tout de suite, les chaloupes se préparent à larguer les amarres.
— Sers-t’en, a énigmatiquement dit Sam d’un ton pressant.
— M’en servir ? Mais de quoi ? Je ne comprends pas.
— De l’arme ! De l’arme chinoise. »
Julian a écarquillé les yeux et pris une expression malheureuse. « Sam… il n’y a pas d’arme chinoise.
— Je le sais bien, imbécile ! Sers-t’en quand même. »
Peut-être délirait-il à cause de la fièvre. Quoi qu’il en soit, s’il avait autre chose à dire, nous ne l’avons pas entendu, car les brancardiers l’ont emporté et il n’a pas tardé à se voir hissé à bord du Basilisk, qui le conduirait à l’hôpital naval de Saint-Jean.
Je pense ne m’être jamais senti aussi seul que quand le navire a levé l’ancre pour mettre le cap vers l’est… même sur les plaines enneigées d’Athabaska, avec Williams Ford et toute mon enfance derrière moi comme une porte fermée. À l’époque, au moins, je me trouvais en compagnie de Sam et de Julian. Et voilà que Sam était parti… quant à Julian, dans son uniforme bleu et jaune (un peu abîmé), on aurait tout juste dit le fantôme du Julian que j’avais connu par le passé.
Parmi ce que nous avait laissé l’amiral Fairfield figurait un sac de courrier. Les lettres et les paquets ont été distribués aux troupes dans la journée et un des adjudants-majors de Julian m’a apporté une enveloppe sur laquelle Calyxa avait écrit mon nom.
La nuit étant tombée, j’ai approché la lettre d’une lampe pour l’ouvrir d’une main tremblante.
Calyxa n’avait jamais été très douée pour la correspondance… personne ne l’aurait qualifiée de prolixe. Outre les formules de salutations, sa lettre comptait trois courtes phrases :
Cher Adam.
Le Dominion me menace. Rentre vite, s’il te plaît, de préférence vivant. De plus, je suis enceinte.
Bien à toi, Calyxa.
On peut dire beaucoup de choses sur les jours qui ont précédé Thanksgiving tels que je les ai vécus. Je n’accablerai cependant pas le lecteur de futilités. Cela a été une époque sombre où nous avons connu la famine. Je l’ai soigneusement consignée, en m’installant chaque soir devant ma machine à écrire à la lueur de la lampe avant de m’autoriser le luxe du sommeil. Je possède toujours ces pages, dont je vais par souci de brièveté me limiter à des extraits. Les voici :
JEUDI 10 NOVEMBRE 2174
Pour ménager nos provisions, il est devenu nécessaire d’expulser de Striver ce qu’il restait de sa population civile.
Les habitants de Striver nous ont été ni plus ni moins hostiles qu’on pouvait s’y attendre de la part d’un groupe d’hommes et de femmes par ailleurs aisés qu’on soumet à une occupation et qu’on force à quitter leurs demeures à la pointe du fusil. Beaucoup d’entre eux ont été soulagés de revenir sous la garde des Mitteleuropéens, car telle était leur préférence, si irrationnel que cela puisse sembler pour un Américain sain d’esprit [77] Malgré sa cruauté et son Athéisme bien connus, Mitteleuropa inspire à ses sujets une sorte de «patriotisme» qui ressemble presque trait pour trait au vrai.
. Je suis monté cet après-midi sur le toit de notre quartier général pour observer les hommes, femmes et enfants de Striver traverser tant bien que mal un no man’s land gelé entre nos tranchées et celles du camp ennemi, sans autre protection qu’un drapeau de trêve. Leurs silhouettes voûtées éclairées par ce début d’aube trébuchaient parfois dans les cratères des obus d’artillerie. Elles m’ont inspiré de la compassion et j’ai presque pu m’imaginer parmi elles. Chacun est peut-être potentiellement le miroir de son prochain… peut-être était-ce ce que voulait dire Julian par « relativisme culturel », même si ce terme est vilipendé par le clergé.
Au moins, entre les mains hollandaises, ces malheureux auront-ils le droit à un repas quotidien. Ce n’est pas notre cas. Le rationnement est en vigueur. Les articles de luxe hollandais prélevés dans les entrepôts des quais sont aussi soigneusement comptés que le bœuf salé et la farine de maïs, aliments familiers avec lesquels ils sont distribués, si étrange que cela paraisse pour des soldats américains d’ajouter des portions bien précises d’édam, d’œufs d’esturgeon et de foie d’oie en purée à leur dîner de biscuit militaire et de bacon. Ces mets délicats ne servent de toute manière qu’à reculer le jour où notre faim deviendra absolue. En se basant sur nos effectifs et notre stock de provisions, Julian calcule qu’il faudra se serrer la ceinture vers la moitié du mois et que nous mourrons tout à fait de faim en décembre.
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