Je me trouve pourtant dans une position qui ne permet d’autre issue. Mon armée est assiégée et l’on ne nous envoie ni PROVISIONS ni RENFORTS. La mort par inanition menace des milliers de loyaux soldats, que je n’ose remettre aux bons soins de l’armée mitteleuropéenne. J’ai donc résolu de faire tout ce qui se trouvait en mon pouvoir pour assurer la sécurité de mes troupes, en totalité ou en partie, même si cela rend la conduite de cette guerre beaucoup plus INFERNALE et SATANIQUE.
Vous pouvez transmettre cette information à l’État-Major et au Président.
Dieu me pardonne d’avoir pris cette décision. PRIEZ POUR NOUS, Major Walton ! Nous passerons à l’action dans les jours qui viennent.
« Ajoute les formules de salutations habituelles », a indiqué Julian en ignorant ma bouche béant de stupéfaction non seulement à cause du contenu de la lettre, mais de son ton inhabituellement ecclésiastique, « et donne-la-moi à signer. Merci, Adam. »
Je l’ai fait, même si j’avais toutes les peines du monde à refréner mes questions et mes angoisses.
« Quel rapport avec moi ? a demandé le soldat Langers. Je ne sais rien de ces horreurs !
— Bien entendu, mais un message, pour être utile, doit être remis. Voilà votre tâche, soldat Langers. La lettre sera cousue dans une sacoche. Vous ferez traverser les lignes hollandaises à cette sacoche jusqu’aux fortifications américaines sur le détroit, où vous la remettrez en mains propres à l’officier responsable.
— Traverser les lignes ennemies ! » Les yeux du soldat s’étaient écarquillés à la taille de dollars Comstock.
« Exactement.
— Impossible ! » s’est exclamé Langers, opinion que j’étais enclin à partager, même si j’ai, comme convenu, gardé bouche cousue.
« Peut-être, a concédé Julian, mais j’ai besoin que quelqu’un essaye. Vous jouissez d’une santé relativement bonne et vous me semblez assez motivé pour réussir. Le choix est difficile, soldat Langers. Vous pouvez accepter la mission ou rester ici et être dénoncé pour vol de blessés.
— Vous n’allez pas parler de mon indiscrétion aux fantassins !
— Mais si… dès la prochaine assemblée dominicale ! Les hommes ne vont pas apprécier qu’un colporteur de brochures les vole au moment où ils sont le plus vulnérables.
— Mais ils vont me tuer, s’ils l’apprennent… Ils sont très étroits d’esprit sur ce genre de choses !
— Je ne doute pas de leur mécontentement. À vous de choisir.
— Je proteste ! C’est du chantage… affronter ici une mort certaine ou être abattu par l’ennemi.
— Peut-être pas, avec de la chance. Il faudra faire le moins de bruit possible et vous déplacer au clair de lune. Si je pensais votre capture sûre et certaine, je ne vous ferais pas partir du tout. »
Langers a baissé la tête d’un air morose, geste par lequel il reconnaissait implicitement qu’il ne voyait aucun moyen d’échapper au piège tendu par Julian.
« Encore une chose, a ajouté ce dernier : si vous acceptez la mission, vous ne devez en aucune circonstance laisser le document tomber entre les mains des Hollandais. Cela invaliderait complètement notre propos, s’ils avaient connaissance de nos plans. Et l’ennemi est rusé… même s’il vous capture, même s’il essaye de vous acheter en vous promettant de vous protéger ou en vous offrant d’importantes récompenses, vous ne devez pas succomber. »
C’était précisément la chose à ne pas dire à Langers, selon moi. Il était inutile d’en appeler à sa conscience… s’il en avait une, elle devait être particulièrement faible et anémique. J’ai eu très envie de corriger l’erreur de Julian, mais ses instructions me sont revenues en mémoire et je me suis mordu la langue.
Langers a semblé s’épanouir un peu après l’avertissement de Julian. Je ne doute pas qu’il étudiait sous toutes les coutures la situation dans laquelle il se retrouvait soudain, pour découvrir une configuration davantage conforme à ses buts. Il a encore émis quelques vagues objections, histoire de sauver les apparences, mais a fini par accepter de laver « la tache potentielle sur son dossier militaire » due au vol des pas tout à fait morts. Oui, d’accord, il allait braver les lignes mitteleuropéennes pour gagner au plus vite le détroit, puisque son devoir l’exigeait. « Mais si je me fais tuer et que vous l’apprenez, général Comstock, je vous demande de vous assurer que je figure parmi les morts honorables, afin que ma famille ne soit pas couverte de honte.
— Quelle famille ? n’ai-je pu m’empêcher de m’exclamer. Tu t’es toujours dit orphelin !
— Ceux qui sont comme ma famille, je veux dire », a rectifié Langers. (Tandis que d’un regard venimeux Julian me rappelait de garder le silence.)
« Je vous le promets », a répondu Julian. Chose incroyable, il a tendu la main au soldat détrousseur. « Votre réputation est sauve, monsieur Langers. À mes yeux, vous vous rachetez rien qu’en acceptant la mission.
— Je vous remercie pour votre confiance, mon général. J’ai toujours dit que vous étiez un chef magnanime, et un vrai chrétien… »
(Si ça continue, ai-je pensé, je vais finir par avoir la langue complètement déchirée, à force de la mordre.)
« Il est indispensable que vous partiez tout de suite. Un de mes assistants va vous conduire aux tranchées les plus avancées où il vous donnera vos dernières instructions. On vous remettra un pardessus, des bottes neuves, un pistolet et des munitions. »
Julian a fait venir un jeune lieutenant, qui a introduit le message dans la doublure d’une sacoche de cuir et reconduit Langers.
Une fois seul avec Julian, je l’ai regardé avec accablement.
« Eh bien ? a-t-il demandé avec un peu d’insouciance dans la voix. Tu as quelque chose à dire, Adam ?
— Je ne sais même pas par où commencer, mais… Julian ! Existe-t-il vraiment une arme chinoise ?
— Vois-tu une autre raison pour moi d’envoyer ce billet au major Walton ?
— Mais justement, c’est complètement absurde ! Se servir de Langers comme messager, puis lui dire que les Hollandais le récompenseraient s’il nous trahissait ! Tu m’accuses parfois, moi, de naïveté, mais là, c’est le bouquet !… Tu l’as quasiment invité à passer à l’ennemi !
— Tu crois vraiment qu’il succombera à la tentation ?
— Je pense qu’il pourrait difficilement faire autrement !
— Nous sommes donc du même avis.
— Tu veux dire que tu t’attends à ce qu’il nous trahisse ?
— Je veux dire que, pour la réussite de mon plan, mieux vaudrait qu’il le fasse. »
J’ai bien entendu été déconcerté, ce que Julian a sans doute vu sur mon visage, car il a eu pitié de moi et a mis son bras sur mes épaules. « Désolé de te donner l’impression de me jouer de toi, Adam. Si je ne me suis pas montré d’une franchise totale, c’est uniquement dans le but de préserver le secret absolu. Viens me voir demain matin, je t’expliquerai tout. »
Je n’ai rien pu tirer d’autre de lui que cette promesse douteuse et j’ai quitté son quartier général l’esprit comme dans un tourbillon.
Il faut que j’arrête d’écrire, maintenant, si je veux dormir avant qu’on sonne le réveil.
Il fait froid mais le ciel est dégagé, ce soir, avec un vent qui nous pénètre comme des ciseaux. Il se trouve que je pense à Calyxa, mais elle est terriblement loin.
LUNDI 21 NOVEMBRE 2174
Julian m’a expliqué son plan. Nous procédons ce soir à un essai capital. Je ne peux confier la vérité à personne… pas même à ces Notes que je garde pour moi.
C’est une chance très maigre, mais nous n’en avons pas d’autre. (Ici se termine le Journal, et je reprends le récit à la manière habituelle.)
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