Chacun d’eux, au moment où il se remplissait de vent, a produit la même détonation assourdissante (qui m’a rappelé le déploiement soudain des voiles à bord du Basilisk , quand il commençait à se colleter au gros temps), si bien que nous avons fini par avoir l’impression de nous trouver au milieu d’un duel d’artillerie. Les cerfs-volants sont ensuite montés jusqu’à tendre les ficelles les reliant aux seaux qu’ils étaient censés transporter, seaux remplis d’un poids précis de sable et marqués de vert luisant.
Les calculs de Julian étaient manifestement exacts. Après un bref instant d’hésitation, et encouragés par une traction des préposés aux lignes, les seaux se sont élevés. De simples mots ne peuvent décrire l’insolite et la bizarrerie de ce spectacle : on ne voyait de loin que la peinture phosphorescente qui marquait chacun des récipients en cours d’ascension. Ces lumières surnaturelles (semblait-il) ne cessaient de monter et de redescendre, comme des anges ou des démons en formation serrée. J’ai été submergé de crainte, alors même que je connaissais l’explication de ce phénomène. Sans celle-ci, on devait facilement se sentir terrifié.
« Les soldats américains en ville ne sont pas tous endormis, ai-je dit. L’un d’eux ne risque-t-il pas de voir ça et d’alerter les autres ?
— J’espère bien. Cela remontera le moral de nos hommes, de penser à un échantillon de ce que nous préparions.
— Ils croiront à quelque chose de surnaturel.
— Laisse-les croire ce qu’ils veulent… cela ne change rien.
— Mais… Si impressionnant qu’il soit… un cerf-volant n’est pas une arme, Julian, même s’il vole la nuit en luisant comme l’œil d’un hibou.
— Parfois, le paraître vaut l’être. » Julian s’est servi d’une espèce de sextant pour procéder à ce qu’il appelait de la « triangulation ». Les cerfs-volants étaient à présent arrivés au bout de la longueur prédéterminée de leurs amarres : celles-ci étaient tendues et les préposés aux lignes avaient même du mal à maintenir les dévidoirs, tant le vent générait une force importante sur les paraplanes. Les ficelles de chanvre subissaient une telle tension qu’elles produisaient un bourdonnement sinistre dans le noir.
Julian a consacré un peu de son temps à apprendre aux préposés aux lignes comment tirer celles-ci et leur donner du mou pour faire descendre et remonter les cerfs-volants. Ils accomplissaient cette tâche sans finesse, mais Julian estimait que même une expérience limitée valait mieux qu’aucune. Ces préposés ont ensuite entamé le long et laborieux processus de rembobinage destiné à ramener les engins.
Un spectacle impressionnant, mais qui n’était pas terminé… Julian voulait tester un dernier effet.
« Parez aux tubes ! » a-t-il crié.
Un autre groupe de soldats, resté jusqu’alors blotti au chaud autour de la cheminée, s’est soudain séparé pour se mettre en rang. Chacun d’eux portait un morceau de tube en caoutchouc, peut-être initialement destiné au transport de l’eau dans la résidence d’un gouverneur hollandais. Lorsqu’ils ont eu assez d’espace, et à ma grande stupéfaction, ils ont commencé à faire tourner les tubes au-dessus de leurs têtes, à la manière d’un meneur de bétail avec une corde, bien qu’avec moins d’élégance. Le résultat a été que chacun des tubes (qu’on avait coupés à diverses longueurs) s’est mis à chanter, très semblablement à un tuyau d’orgue dans lequel on propulse de l’air. En l’occurrence, cette interprétation n’a pas donné de la musique, mais une espèce de hululement sinistre et dissonant… le bruit que pourrait produire un chœur de dingues, s’ils avaient gonflé à la taille d’éléphants.
J’ai dû me boucher les oreilles avec les mains. « Julian, ça va réveiller toute la ville… et même l’infanterie hollandaise, alors que ses tranchées sont à plusieurs milles !
— Parfait ! » a dit Julian ; du moins a-t-il eu l’air de dire, le gémissement des tubes en caoutchouc ayant quelque peu couvert sa voix. Il a toutefois eu un sourire satisfait et au bout d’un moment, il a fait cesser d’un geste le tournoiement des tubes. Les cerfs-volants noirs étaient à présent presque ramenés et tout le spectacle a bientôt pris fin.
Il ne s’était pas écoulé plus d’une heure.
Ma stupéfaction ne connaissait pas de bornes, mais j’ai dit à Julian que je ne voyais pas l’intérêt. Si nous essayions ce truc sur elles, les troupes hollandaises seraient sans nul doute impressionnées – et fort possiblement effrayées –, mais il ne me semblait pas que cela leur infligerait le moindre dégât matériel.
« Attends, tu verras », a répondu Julian.
Le lendemain, au lieu d’attaquer les forces mitteleuropéennes, nous avons échangé des prisonniers avec elles.
J’ai accompagné Julian quand il s’est rendu aux tranchées pour superviser l’échange, qui s’est déroulé sous un drapeau de trêve. Les Hollandais ont traversé en courant le no man’s land, leur drapeau blanc au vent, et un nombre identique de nos hommes est arrivé dans l’autre sens. Il n’y a eu aucune cérémonie, rien qu’un cessez-le-feu de courte durée, et une fois l’opération achevée, les tireurs isolés hollandais ont repris leur pratique mortelle tandis que l’artillerie ennemie se préparait à nouveau à lâcher de vaines salves.
« Les prisonniers que nous avons relâchés, ai-je dit à Julian qui frissonnait dans une tranchée reculée, ils savent, pour le test d’hier soir ?
— Je m’étais assuré qu’on leur donnerait un cantonnement bien orienté. Ils avaient une vue parfaite.
— Et ton objectif est d’ajouter leur témoignage aux rumeurs qui circulent déjà chez les Hollandais, dont le message que tu m’as dicté en supposant que le soldat Langers allait céder à la tentation ?
— Exactement.
— Eh bien, tout cela est du très bon théâtre, Julian…
— De la guerre psychologique.
— D’accord, si c’est le nom qu’on lui donne. Mais tôt ou tard, le psychologique doit le céder au physique.
— C’est prévu. J’ai donné l’ordre de se préparer au combat. Nous dormons ce soir dans nos positions avancées et nous attaquons avant l’aube. Il faut frapper avant que la panique se dissipe chez les Hollandais. »
J’ai attrapé Julian par la manche de sa vareuse bleu et jaune en loques afin d’être certain d’avoir toute son attention. Il faisait froid, dans cette tranchée, et malgré le vent qui nous cinglait, cela puait le sang et les déchets humains. Il n’y avait tout autour de nous que désolation. « Dis-moi la vérité… Quelque chose dans toute cette mascarade fera-t-il la différence, ou n’est-ce qu’un spectacle pour donner courage aux troupes ? »
Julian a hésité avant de répondre.
« Le moral est une arme aussi, a-t-il dit. Et j’aime à penser que j’ai accru notre arsenal au moins de cette manière immatérielle. Nous avons un avantage dont nous ne disposions pas jusqu’à présent. Et nous avons cruellement besoin de tous les avantages possibles. Tu penses à la maison, Adam ?
— Je pense à Calyxa », ai-je admis. Et à l’enfant qu’elle portait, même si je n’en avais pas parlé à Julian.
« Bien entendu, je ne peux rien promettre.
— Mais il y a de l’espoir ?
— Certainement. De l’espoir, oui… il y en a toujours… à défaut d’autre chose. »
Cet après-midi-là, j’ai écrit à Calyxa une autre lettre que j’ai glissée dans la poche boutonnée de ma chemise afin qu’on la trouvât sur moi si je mourais au combat. Ma lettre finirait peut-être par arriver à destination, sauf si elle était enterrée avec moi ou devenait un souvenir pour un fantassin mitteleuropéen… cela ne dépendait pas de moi.
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