J’ai envisagé de prier pour notre victoire, mais je n’étais pas sûr qu’on pût persuader Dieu d’intervenir dans un endroit aussi isolé et désolé [82] Si j’étais Lui, je serais peut-être tenté de réprimer Mon pouvoir d’omniscience, en ce qui concernait le Labrador, et de concentrer Mon attention sur des endroits du monde plus chauds et plus verts.
. De toute manière, je doutais que mes prières fussent bien reçues, vu mon statut confessionnel ambigu. Je ne me sentais pas l’esprit tranquille et j’aurais préféré ne pas avoir à affronter si vite la mort.
Comme Thanksgiving n’allait pas tarder, Julian a fait distribuer des rations supplémentaires à tout le monde, dont nos dernières réserves de viande (des bandes de bœuf salé, plus tous les chevaux dont nous pouvions nous passer… nous avions déjà mangé les mules). Si cela n’avait rien d’un véritable dîner de Thanksgiving tel que ma mère en aurait préparé à Williams Ford, avec par exemple une oie au four, des canneberges dérobées dans la cuisine de Duncan et Crowley ainsi qu’une tarte aux raisins secs accompagnée de crème épaisse, c’était toutefois davantage que nous n’avions eu depuis de nombreux jours. Le festin a dégarni notre garde-manger : il ne nous est plus resté ensuite que des biscuits sans sel, dont nous aurions besoin pour la marche si nous parvenions à briser le blocus de Striver.
L’hôpital de campagne était lugubre quand je m’y suis rendu ce soir-là. Un groupe de garçons de salle cherchait à rester dans l’esprit de Thanksgiving en interprétant des chants sacrés, mais sans véritable conviction. Nombre des blessés étaient intransportables et d’après le Dr Linch, il allait peut-être falloir les abandonner aux bons soins de l’armée mitteleuropéenne. Le choix de ceux qu’on emmènerait et de ceux qu’on laisserait lui incombait, obligation déplaisante qui le mettait d’humeur acerbe.
« Au moins, a dit le médecin, les hommes ont un peu plus chaud, ce soir… cet insupportable vent glacé s’est enfin arrêté. »
Il m’a fallu un moment pour comprendre la portée de ses propos, puis je me suis précipité dehors pour vérifier.
Le Dr Linch avait parfaitement raison. Après avoir gémi sans interruption pendant un mois, le vent avait soudain cessé. L’air était d’une immobilité de glace.
Nous sommes encalminés ! ai-je noté dans mon Journal.
Pas d’autre nourriture que des biscuits, avec lesquels nous devons nous montrer parcimonieux. Julian ne peut pas expliquer aux hommes pourquoi l’attaque a été retardée sans trahir le secret des Cerfs-Volants Noirs (qui ont bien entendu besoin de vent pour voler). Les troupes sont nerveuses et ne cessent de maugréer. Thanksgiving 2174… une journée décevante et pleine d’amertume.
Une autre journée glaciale et sans vent. Cela tracasse Julian, qui ne cesse de scruter l’horizon à la recherche d’indices et d’augures météorologiques.
Nous n’en voyons aucun, même si ce soir une aurore boréale frémit comme un tissu doré juste au nord du zénith.
Le bombardement hollandais s’accroît et nous avons dû éteindre de nombreux incendies dans l’est de la ville. Par chance, ils restent circonscrits : pas le moindre souffle de vent.
Pas de vent.
Nous risquons de perdre l’avantage que le plan de Julian pouvait nous donner. Il soupçonne les Mitteleuropéens d’avoir déjà reçu des renforts. Nous sommes largement surpassés en nombre, et l’« Arme Chinoise » commence à ressembler à une menace en l’air, si elle a jamais été autre chose.
Julian a néanmoins imaginé une nouvelle amélioration pour son subterfuge : ses « couturières » ont produit en hâte presque deux cents masques protecteurs pour les hommes qui formeront l’avant-garde. Il s’agit en substance de sacs de soie noire, assez grands pour glisser la tête à l’intérieur, avec deux trous pour les yeux et un cercle de peinture blanche autour de ces trous. De loin, ces masques semblent effrayants… de près, ils font un peu clown. Une phalange d’hommes armés ainsi vêtus ne manquerait toutefois pas d’intimider un ennemi hésitant.
Mais le vent ne souffle toujours pas.
Pas de vent, mais de la neige. Elle tombe doucement et adoucit les angles comme les brèches de cette ville brisée.
Quelques bourrasques, aujourd’hui, insuffisantes pour notre attaque.
Du vent !… mais la neige masque tout. Impossible d’attaquer.
Le ciel est dégagé, ce matin. Des rafales capricieuses mais de plus en plus fraîches au fil de l’après-midi. Dureront-elles jusqu’à l’aube ?
Julian dit que oui. Qu’il le faut. Que vent ou pas, nous attaquerons au matin.
Enfin, après un minuit sombre et beaucoup de subreptices préparatifs, je me suis retrouvé avec Julian et le reste de l’état-major dans une fortification de terre près des premières lignes. Installés à une table grossière sur laquelle brûlaient deux lampes, nous avons écouté Julian lire une lettre du commandant des forces hollandaises, lettre reçue dans l’après-midi et qui proposait des termes de reddition, « étant donné votre occupation non viable d’une ville dont la juridiction nous reviendra tôt ou tard ». Du moment que nous nous rendions sans conditions, disait Vierheller [83] Les Mitteleuropéens savent peut-être comment prononcer ce brise-langue, moi, pas.
, le général mitteleuropéen, nous serions tous bien traités et in fine échangés sur le territoire américain « à la cessation des hostilités [84] Des hostilités qui se poursuivaient depuis des décennies et ne semblaient pas vouloir cesser pour le moment, ce qui affaiblissait quelque peu l’argument.
».
« Ils ont repris du poil de la bête », a commenté un commandant de régiment.
Julian avait été obligé d’informer son état-major de la nature de l’« Arme Chinoise », en gardant toutefois quelques détails par-devers lui. Les commandants ont compris qu’elle terrifierait les Hollandais, mais qu’il fallait exploiter avec diligence et efficacité toute faiblesse ou confusion engendrée par son usage. Pour la plupart d’entre eux, l’attaque serait purement conventionnelle et conduite selon les manières militaires traditionnelles.
« Ils nous craignent encore un peu, je crois, a estimé Julian. Peut-être pouvons-nous leur rappeler que c’est à raison. »
Aussi le spectacle qu’il avait préparé a-t-il connu un petit prélude. Une heure après minuit, il a envoyé son équipe de manieurs de tubes s’approcher le plus possible du front. Le campement hollandais occupait la plaine derrière les collines sur lesquelles nous avions érigé nos défenses. Nous avions vu leurs feux comme d’innombrables étoiles dans l’obscurité et entendu le bruit de leurs intimidantes manœuvres. Ils dormaient, ce soir-là, mais Julian comptait bien les réveiller. Il a ordonné aux manieurs de tubes de commencer leur vacarme et les a dirigés comme un orchestre. Le bruit sinistre n’a pas commencé d’un coup, mais comme une seule note caverneuse produite par un unique manieur, bientôt jointe par d’autres, puis par d’autres encore, ainsi de suite jusqu’à ce que le mélange de toutes, chœur qui évoquait les cris d’âmes tourmentées engagées par d’entreprenants démons pour effectuer un travail temporaire, parvînt aux oreilles de l’infanterie ennemie, qui a sûrement remué dans son sommeil avec une grande consternation. Sur toute la plaine, les soldats hollandais ont dû être réveillés en sursaut et saisir leur fusil tout en plongeant avec angoisse le regard dans les ténèbres hivernales, même s’il n’y avait rien à voir sinon quelques étoiles froides dans un ciel sans lune.
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