Julian a dressé un grossier Q. G. à proximité des combats et rapidement organisé son état-major. Des éclaireurs ont rendu compte qu’en parvenant à une déclivité sur la route, l’avant-garde américaine s’était retrouvée sous le feu nourri de positions protégées et que des obus avaient explosé en son sein avant qu’elle pût se replier ou se retrancher. Désorganisés, nos soldats reculaient par compagnies entières.
Julian a fait de son mieux. Il a ordonné à l’artillerie d’avancer. Il a consulté ses cartes et tenté de fixer fermement ses lignes, malgré le terrain plat et inadapté. Un de ses adjudants-majors n’a pas tardé à annoncer que l’aile droite américaine, clairsemée, avait complètement cédé et que les Mitteleuropéens arrivaient.
J’entendais l’artillerie et les coups de feu… désormais nettement plus proches. Les obus hollandais ont commencé à tomber dangereusement près. Nous courions le risque d’être submergés par nos propres troupes, si la bataille se transformait en déroute.
Julian s’en est violemment pris au lieutenant qui a le premier conseillé de battre en retraite. Il n’était pas du tout certain que nous pussions retourner sans mal à Striver… où nous serions à nouveau assiégés, avec un effectif moins nombreux et des provisions épuisées. Striver était une prison et tout notre propos avait consisté à nous en échapper. D’autres messagers sont cependant arrivés avec des nouvelles chaque fois plus mauvaises, et quand un obus a abattu l’abri rudimentaire autour de nous, Julian a fini par admettre que nous ne pouvions plus continuer à avancer. Les Hollandais avaient recouvré tout leur courage et réussi à nous contenir, qui n’avions plus d’armes de vaudeville à leur opposer.
Prendre ainsi conscience de l’échec de son plan a anéanti le moral de Julian. Il n’avait pas davantage mangé que le reste d’entre nous et tandis qu’il conférait avec ses adjudants-majors, j’avais dû à plusieurs reprises le soutenir par le bras pour pallier ses accès de faiblesse physique. Il existait en Julian une force acharnée, presque surnaturelle, que j’avais vue par le passé le soutenir au cours de terribles batailles, mais cette force connaissait elle aussi des limites et celles-ci semblaient plus ou moins atteintes. « J’ai froid, Adam, m’a-t-il murmuré alors que la journée avançait, et nous sommes entourés de morts… de tant de morts !
— Il faut qu’on extraie autant de survivants que possible, lui ai-je dit.
— Afin de leur accorder le privilège de mourir un peu moins vite », a-t-il marmonné, mais ma remontrance a réussi à lui rendre des forces. Il a semblé plonger tout au fond de lui-même et y découvrir encore quelques bribes de courage.
« Apportez-moi le drapeau de campagne ainsi que mon cheval, a-t-il ordonné à son adjudant-major le plus proche, et sonnez la retraite générale. »
J’aimerais pouvoir avec mes mots peindre un tableau assez vivant pour faire comprendre quel cauchemar a été notre Retraite sur Striver. Je n’en ai cependant ni le talent ni le cœur. Ce n’est pas que ces images me soient perdues : elles reviennent régulièrement dans mon sommeil, auxquelles elles m’arrachent souvent trempé de sueur ou un cri aux lèvres. Je ne peux pourtant supporter de les coucher sur le papier avec une minutieuse fidélité.
Disons simplement que nous avons traversé le Tartare avec le Diable à nos trousses et sans cesser un instant de nous battre.
Les journées labradoriennes ne duraient guère, à cette époque de l’année. La lumière que nous avions accueillie avec tant d’optimisme à l’aube s’est amenuisée et affadie. Continuant à puiser dans ses dernières réserves, Julian portait haut la banderole de combat et se battait au sein de l’arrière-garde. Je combattais à ses côtés, à cheval, tandis que nous abandonnions un terrain gagné quelques heures plus tôt en l’arrosant de sang américain. Les balles hollandaises volaient autour de nous comme de mortels insectes auxquels, comme à la bataille de Mascouche, si longtemps auparavant, Julian a d’abord semblé invulnérable.
Cela n’a toutefois duré qu’un temps. Il ne pouvait complètement échapper aux perforations, dans ces rafales de plomb qui transformaient sa bannière en lambeaux illisibles.
J’étais près de lui quand une balle a traversé le tissu de son uniforme au niveau de l’épaule. Bien que bénigne, la blessure lui a engourdi le bras, aussi l’étendard frappé de sa fière fanfaronnade lui a-t-il glissé des doigts. Les sabots de son cheval ont piétiné l’image décolorée de la Lune tandis qu’il s’affaissait sur sa selle.
« Julian ! » ai-je crié.
Au son de ma voix, il s’est tourné vers moi, l’air contrit. Une seconde balle l’a alors atteint et sa bouche s’est remplie de sang.
Une fois la nuit tombée, les Hollandais ont manifesté moins d’empressement à nous poursuivre… ils savaient où nous allions et auraient tout leur temps pour nous « nettoyer ». Ainsi une fraction de l’armée sortie de Striver y est-elle revenue au clair de lune, affamée et meurtrie, se repositionner sur ses vieilles lignes défensives. Et dans la ville elle-même, le Dr Linch – le seul de nos médecins à avoir survécu à la tentative de sortie – a installé une version réduite de son ancien hôpital de campagne. Son matériel se limitait à une poignée de scalpels et de scies, à quelques flacons de brandy médicinal et d’opium liquide et à des aiguilles qu’il avait récupérées avec du fil dans les ruines d’une boutique de tailleur. Il a fait bouillir de l’eau sur un fourneau dans lequel il brûlait des débris de meubles.
Plus ou moins vaincu par son propre épuisement, il m’a regardé d’un air distrait quand je lui ai amené Julian. J’ai dû lui rappeler l’urgence de son travail et la nécessité de sauver la vie de Julian.
Il a hésité, puis hoché la tête. En portant Julian dans la carcasse de l’ancien hôpital de campagne, je suis passé devant des cadavres empilés comme des cordes de bois pour un feu de joie. Linch a examiné Julian à la lueur d’une lanterne.
« La blessure à l’épaule est superficielle, a-t-il annoncé. Celle au visage est plus grave. La balle lui a arraché une partie de la joue et fracassé deux molaires. Et encore, il a de la chance, ça aurait pu être pire. » Il a marqué un temps d’arrêt et souri… d’un sourire sans joie, amer, tel que j’ai espéré ne plus jamais en revoir. « Je pense qu’il pourrait s’en remettre, si nous avions de la nourriture à lui donner, ou de la véritable chaleur, ou un abri.
— Vous allez lui recoudre la joue, en tout cas ?
— Non. Il y a des hommes qui souffrent bien davantage et qui méritent mes soins… et inutile de mentionner le nom Comstock comme si ça donnait le moindre droit à ma compassion. Si vous voulez qu’il soit recousu, Adam Hazzard, occupez-vous-en vous-même. Vous m’avez aidé assez souvent : vous savez comment on fait. »
Il m’a donné une aiguille et du fil et m’a laissé une lanterne.
Julian est resté sans connaissance tandis que je m’occupais de lui, même s’il a gémi une fois ou deux. Ce n’était pas agréable de traverser sa peau lacérée avec une aiguille et du fil… d’essuyer le sang afin de pouvoir évaluer mon travail… puis de recommencer… et de recommencer encore, jusqu’à ce qu’une grossière couture resserrât les tissus de manière efficace sinon élégante. Je n’ai rien pu faire pour ses dents fêlées ou brisées, à part, sur la suggestion du Dr Linch, appliquer une compresse de coton sur la zone endommagée. Beaucoup de sang a coulé durant cet exercice : j’en avais les vêtements recouverts et il manquait à Julian, qui respirait avec peine.
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