Son humeur s’était améliorée aussi, ou du moins avait-il terrassé son pessimisme. Quelle qu’en fût la raison, il avait renoncé à sa résistance initiale et consenti à tout ce que l’armée des Laurentides lui avait préparé. Il acceptait, m’avait-il dit, d’assumer la présidence, au moins un certain temps, ne serait-ce que pour défaire une petite partie des vilenies commises par son oncle.
Il n’était bien entendu pour rien dans sa nomination à la présidence. Elle avait eu lieu en son absence et son nom avait été proposé comme compromis. Mes premières dépêches au Spark , parties de Striver à bord du Basilisk après la bataille de Goose Bay, ont peut-être joué un rôle dans ces développements. Deklan Comstock aurait sans nul doute préféré ne pas voir publié que Julian avait survécu, mais les responsables du Spark, qui n’en savaient rien, ont cru faire une faveur au Président en rendant publics l’héroïsme et les moments difficiles de son neveu.
Ces informations ont été abondamment reprises. Le public américain, du moins dans la moitié orientale du pays, s’était entiché de Julian Comstock, en qui il voyait un jeune héros national, et Julian jouissait d’une réputation tout aussi flatteuse au sein de l’armée des Laurentides. Entre-temps, aux plus hauts échelons militaires, le ressentiment envers la manière dont Deklan conduisait la guerre atteignait un point de non-retour. Deklan avait mal géré tant de campagnes audacieuses mais piètrement conçues, emprisonné tant de loyaux et irréprochables généraux, que l’armée avait résolu de le déposer pour le remplacer par quelqu’un de mieux disposé à son égard. La publication de mes comptes rendus avait contribué à chauffer à blanc ce feu qui couvait [87] Si, dans mes dépêches, je n’avais ni nommément condamné Deklan le Conquérant ni même mentionné celui-ci, on pouvait déduire de mes écrits que la campagne du lac Melville avait été mal gérée depuis New York. J’avais consigné quelques commentaires cyniques de Julian dirigés contre «ceux qui donnent des ordres sans d’abord y réfléchir et veulent faire l’histoire sans en avoir jamais lu». Cette pique à l’encontre du Président me semblait émoussée par son peu de compréhensibilité… Peut-être me suis-je trompé.
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La seule chose qui empêchait les militaires de renverser l’oncle de Julian était le choix, toujours épineux, d’un successeur crédible. Un candidat acceptable peut s’avérer difficile à dénicher. Un tyran renversé par une action militaire ne permet pas de choix démocratique explicite et d’importants intérêts contradictoires – les Eupatridiens, le Sénat, le Dominion de Jésus-Christ sur Terre, voire, d’une certaine manière, le grand public – doivent être pris en compte et apaisés.
L’armée des Laurentides ne pouvait satisfaire toutes ces conditions, de même qu’elle ne pouvait aisément obtenir le consentement de sa lointaine consœur, l’armée des Deux Californies, bien davantage contrôlée par le Dominion que celle de l’Est. La nécessité de remplacer Deklan le Conquérant était toutefois communément admise. On finit par trouver une solution temporaire. Deklan n’ayant aucun enfant, on pouvait soutenir que, en vertu de la succession dynastique autorisée par le 52 e amendement de la Constitution [88] Et non le 53 e , comme beaucoup se l’imaginent. C’est le 52 e amendement qui a autorisé la succession dynastique, le 53 e a aboli la Cour suprême.
, le pouvoir revenait à son héroïque neveu Julian… qui se trouvait à ce moment-là pris dans le siège de Striver et ne compliquerait pas la situation en acceptant ou en refusant. Julian était ainsi devenu une figure de proue, presque une abstraction, et acceptable en tant que telle, jusqu’à ce que le tyran fût traîné hors de la salle du trône par les soldats et claquemuré dans une prison au sous-sol.
Julian avait toutefois survécu au siège et comme il avait été secouru par les efforts opiniâtres de l’amiral Fairfield, l’ abstrait menaçait à présent de devenir d’une inconfortable réalité. S’il avait été tué, un autre arrangement aurait été trouvé, peut-être plus satisfaisant pour tout le monde. Sauf que Julian le Conquérant vivait… et il suscitait de si puissants sentiments au sein du grand public que ne pas l’installer à la présidence aurait déclenché des émeutes.
Voilà pourquoi il avait été entouré, durant sa convalescence et son retour à New York, d’une phalange de conseillers militaires, de consultants civils, d’employés flagorneurs et de mille autres types de manipulateurs ou de chasseurs de poste. Je n’avais eu que peu d’occasions de converser en privé avec lui, et dès notre arrivée à Manhattan, il s’est retrouvé prisonnier d’une foule de sénateurs et de soldats enrubannés qui l’ont emporté en direction du palais présidentiel : je n’ai même pas pu lui dire au revoir ni convenir d’une nouvelle rencontre.
Ce n’était toutefois pas un problème urgent : je pensais surtout à Calyxa. Je lui avais écrit plusieurs lettres depuis l’hôpital à Saint-Jean, et même télégraphié, mais elle n’avait pas répondu et je craignais le pire.
Je me suis rendu à la luxueuse demeure en grès brun d’Emily Baines Comstock, où j’avais confié Calyxa à la mère de Julian. Cela m’a réconforté de voir cette construction familière apparemment inchangée baigner dans le crépuscule de Manhattan, aussi solide que jamais et avec une douce lueur de lanterne derrière ses rideaux tirés.
Quand je me suis approché de l’allée, un soldat est toutefois sorti de l’ombre, la main levée. « Entrée interdite. »
Ces paroles ahurissantes m’ont indigné dès que j’ai été certain de les avoir correctement comprises. « Hors de mon chemin. C’est un ordre », ai-je ajouté, puisque mes galons de colonel étaient intacts et parfaitement visibles.
Le soldat a blêmi, mais n’a pas bougé. C’était un jeune homme, sans doute une nouvelle recrue, un garçon bailleur extrait d’une Propriété du Sud, à en juger par son accent. « Désolé, mon colonel, mais j’ai des ordres… des ordres très stricts, de ne laisser entrer personne sans autorisation.
— Mon épouse est dans cette maison, ou y était, ou devrait y être… Que faites -vous ici, au nom du ciel ?
— J’empêche qu’on entre ou qu’on sorte, mon colonel.
— Pour quelle raison ?
— Ordonnance de Quarantaine ecclésiastique.
— Vous m’en direz tant ! Ce qui signifie ?
— Je ne sais pas trop, mon colonel, a avoué le soldat. Je suis nouveau.
— Eh bien, d’où émanent ces ordres ?
— Directement de mon officier supérieur au quartier général de la Cinquième Avenue, mais je crois que ça a un rapport avec le Dominion. “Ecclésiastique”, ça signifie “église”, non ?
— Je pense, oui… Qui est à l’intérieur, que vous gardez si résolument ?
— Rien que deux femmes. »
Mon cœur a manqué un battement, mais j’ai fait semblant de garder une certaine distance. « Vos dangereux prisonniers sont des prisonnières ?
— Je leur remets des colis de nourriture de temps en temps… Ce sont des femmes, oui mon colonel, une jeune et une vieille. Je ne sais rien de leurs crimes. Elles n’ont pas l’air odieuses, ni particulièrement dangereuses, même s’il leur arrive d’être irritables, surtout la jeune… elle parle peu, mais quand elle parle, ça fait mal.
— Elles sont à l’intérieur, en ce moment ?
— Oui, mon colonel, mais comme je l’ai dit, on n’entre pas. »
Je n’ai pu me contenir plus longtemps. J’ai crié le nom de Calyxa de toute la puissance de mes poumons.
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