Le garde a eu un mouvement de recul et j’ai vu sa main s’aventurer à proximité du pistolet qu’il portait à la hanche. « Je ne pense pas que ce soit autorisé, mon colonel !
— Vos ordres indiquent-ils d’empêcher un officier en uniforme de crier dans la rue ?
— Je ne crois pas, pas expressément, mais…
— Alors suivez expressément vos ordres tels qu’ils sont écrits : gardez la porte si vous le devez, mais n’improvisez pas et ne portez aucune attention à ce qui se passe sur le trottoir : les trottoirs de New York ne vous concernent pas pour le moment.
— Mon colonel », a répondu le jeune homme en rougissant, mais il ne m’a pas contredit et j’ai crié encore plusieurs fois le nom de Calyxa jusqu’à ce que la tête de mon épouse bien-aimée apparût enfin à une fenêtre à l’étage.
J’ai eu du mal à maîtriser ma joie de la revoir. J’avais si souvent imaginé ce moment, durant la longue campagne de Goose Bay ! Évoquée durant un demi-sommeil, la silhouette de Calyxa était devenue une déité en direction de laquelle je m’inclinais de manière aussi prévisible qu’un mahométan vers La Mecque. Là-haut, à la fenêtre de la maison de grès de M me Comstock, elle semblait au moins aussi belle que toutes mes visions d’elle, bien qu’un peu plus impatiente, ce qui n’avait rien de surprenant.
J’ai crié une fois de plus son nom, juste pour en sentir la vibration dans ma gorge.
« Oui, c’est moi, a-t-elle répondu.
— Je suis rentré de la guerre !
— Je vois ça ! Tu ne peux pas entrer ?
— Il y a un garde à la porte !
— C’est bien là le problème ! » Calyxa s’est retournée un instant, puis a réapparu. « M me Comstock est là aussi, mais elle n’aime pas crier à la fenêtre… elle te passe le bonjour.
— Pourquoi êtes-vous enfermées ? Ce sont les ennuis avec le Dominion dont tu m’as parlé dans ta lettre ?
— L’histoire est trop longue pour qu’on la braille dans la rue, mais le diacre Hollingshead est derrière tout ça.
— Julian ne laissera pas durer cette situation !
— J’espère qu’il en entendra bientôt parler, dans ce cas. »
Durant cet échange, le soldat de garde m’a regardé bouche bée avec une curiosité non dissimulée. Une telle attention me déplaisait. Je voulais interroger Calyxa sur notre enfant, je voulais lui déclarer mon amour, mais j’étais gêné par le manque d’intimité et par la recrue qui me dévisageait. « Calyxa ! ai-je appelé. Il faut que je te dise… mes sentiments d’affection pour toi restent intacts…
— Je ne t’entends pas !
— Intacte ! Mon affection ! Pour toi !
— S’il te plaît, Adam, ne perds pas de temps ! »
Elle s’est éloignée de la fenêtre.
Je me suis tourné vers le soldat, les joues en feu. « Le spectacle vous plaît, soldat ? »
Il n’était cependant pas sensible à l’ironie, à moins qu’il eût été élevé en dehors de son orbite. « Oui, mon colonel, merci d’avoir posé la question. C’est une sacrée distraction. Le travail est ennuyeux, d’habitude.
— Je n’en doute pas. Vous semblez frigorifié. Vous ne préféreriez pas aller dans un endroit chaud, pour prendre un repas, peut-être, surtout que Noël est tout proche ?
— Pour sûr, mais je ne serai pas relevé avant deux heures.
— Pourquoi ne vous relèverai-je pas ? Je sais que je ne peux pas entrer, ce serait contre le règlement, mais il me semble qu’un officier supérieur peut assumer les fonctions d’un simple soldat pendant une période de temps limité, par pure bonté d’âme un soir glacé de décembre.
— Merci, mon colonel, mais cette combine ne marchera pas. Je n’ai pas les moyens de manger à mes frais. Je n’ai pas été payé depuis le mois dernier, avec cette perturbation dans le gouvernement et tout.
— Il y a un endroit au coin de la rue qui sert de la langue de bœuf et des dés de porc bien chauds. Tenez, ai-je dit en sortant deux dollars Comstock de ma poche et en les lui plaquant dans la paume, allez-y, profitez-en, et joyeux Noël. »
La recrue a regardé l’argent les yeux écarquillés, puis a enfoui les pièces dans la poche de son duffel-coat. « J’imagine que je peux laisser les dames sous votre garde pendant à peu près une heure… mais pas davantage.
— Je vous en suis reconnaissant et vous promets qu’elles seront saines et sauves à votre retour. »
La délicatesse m’empêche de raconter dans le détail mes retrouvailles avec Calyxa, mais cela a été une entrevue chaleureuse non dépourvue de quelques larmes, au cours de laquelle j’ai prouvé à de nombreuses reprises mon affection et constaté avec stupéfaction ainsi qu’une fierté attendrie à quel point ses formes féminines s’étaient adoucies et dilatées. M me Comstock a observé ces manifestations avec indulgence et sans se plaindre, jusqu’à ce que nos familiarités commençassent à l’embarrasser. « Il y a d’importants sujets dont nous devons discuter, Adam Hazzard, a-t-elle alors dit, à moins que vous ne comptiez emporter sur-le-champ Calyxa dans la chambre nuptiale. »
Ce que j’aurais sans doute adoré faire, mais je me suis plié à la suggestion implicite et j’ai cessé d’embrasser ma femme pendant quelque temps.
« J’ai soudoyé le garde pour qu’il s’éloigne, ai-je annoncé. Nous pouvons nous échapper tout de suite, si vous voulez.
— Si ce n’était qu’une histoire de corruption, a répondu M me Comstock, nous serions parties depuis longtemps… Mais où pensez-vous que nous puissions nous rendre ? Nous ne sommes pas des criminelles, et du moins en ce qui me concerne, je n’ai pas l’intention de me comporter comme si j’en étais une.
— Je suis un peu dérouté, ai-je admis. Je suis arrivé en bateau de Terre-Neuve depuis moins de deux heures et je n’ai jamais eu de réponse à mes lettres.
— Elles ne nous sont pas parvenues, ou ont été renvoyées. Julian est là aussi ?
— C’est pour lui que les cloches ont sonné dans toute la ville. Il a été emmené au palais exécutif pour être investi, ou je ne sais ce qu’on fait d’un nouveau Président. »
M me Comstock a été soulagée d’apprendre cela, à tel point qu’elle a dû s’asseoir pour reprendre ses esprits. Il lui a fallu un long moment pour s’apercevoir à nouveau de ma présence. « Je suis désolée, Adam. Prenez une chaise et tenez-vous tranquille le temps que je vous explique la situation. Nous pourrons ensuite discuter de l’importante question d’y remédier. »
Son explication a été décousue, avec de nombreux retours en arrière et des interjections enflammées de Calyxa, mais en substance, elle revenait à cela :
Depuis l’arrivée du diacre Hollingshead en juillet, le Dominion avait beaucoup travaillé à débarrasser New York de sa corruption morale.
« Corruption » est un mot prisé par les fervents du Dominion et il annonce en général le couteau, le procès ou la potence. Dans le cas présent, il faisait référence au nombre croissant d’églises en ville qui ne payaient pas la dîme… autrement dit, des églises qui non seulement n’étaient pas reconnues par le Dominion, mais dédaignaient cette reconnaissance, car le Dominion leur apparaissait comme une institution matérialiste qui vivait des donations forcées tout en réprimant la véritable fraternité apostolique et le salut individuel en Jésus-Christ.
J’avais entendu parler de ces églises renégates. On en trouvait dans toutes les grandes agglomérations, mais plus fréquemment à Manhattan, où diverses espèces de ces églises prenaient soin des pauvres et des mécontents, des plus modestes des ouvriers mécaniciens ou encore des Égyptiens et des autres immigrants récents. Je n’ai toutefois pas vu le rapport entre ces établissements et le confinement de Calyxa et de M me Comstock.
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