Les hommes continuent à s’interroger sur une arme chinoise et s’attendent à ce que Julian en fasse bientôt usage. Il refuse de démentir ces rumeurs et sourit avec une espèce d’insouciance déraisonnable chaque fois que j’aborde le sujet.
Je pense bien entendu très souvent à Calyxa et à ses ennuis avec le Dominion, ainsi qu’à l’autre stupéfiante nouvelle contenue dans sa lettre. Je vais devenir père !… être père, à supposer que Calyxa mène l’enfant à terme, même si je me fais tuer dans cette région désolée du Labrador. Car même un mort peut être père. C’est un véritable, quoique modeste, réconfort pour moi, même si je ne peux m’empêcher de m’inquiéter.
MARDI 15 NOVEMBRE 2174
Le vent souffle en continu de l’ouest, un vent glacé, mais le ciel reste dégagé. Le soleil se couche tôt. Nous économisons le combustible en limitant le nombre de lampes que nous allumons. Ce soir, l’aurore boréale effectue une danse glaciale et majestueuse avec l’étoile Polaire. Ce n’est hélas pas une nuit silencieuse, car les Hollandais ont fait venir leur artillerie lourde et les obus tombent à intervalles irréguliers sur la ville. La moitié des bâtiments de Striver a déjà sauté ou brûlé, semble-t-il. Les cheminées se dressent comme des doigts tendus le long des rues vides et fracassées.
Julian est maussade et bizarre, sans Sam pour le guider et le conseiller. Il tient absolument à compiler une liste des biens – pas de la nourriture, mais des articles de mercerie – contenus dans les entrepôts des quais. J’ai participé aujourd’hui à un tel inventaire, que j’ai rapporté à Julian dans la maison du maire.
Les Hollandais et leurs articles de luxe ! Les Stathouders ne sont pas seulement gourmands, ils semblent tenir aussi au moindre des raffinements de la vie. Julian a lu attentivement le long catalogue des textiles, carapaces de tortues, produits pharmaceutiques, cornes de bétail, instruments de musique, fers à cheval, ginseng, articles de plomberie et autres devenus nôtres par droit de pillage. Il a examiné cette liste d’un air songeur, presque calculateur.
« Tu ne donnes pas le détail de ces rouleaux de soie, a-t-il fait remarquer.
— Il y en avait trop, lui ai-je répondu. C’est dans des grandes piles de caisses… Je suppose qu’elles venaient d’arriver quand nous avons pris la ville. Mais la soie, ça ne se mange pas, Julian.
— Je ne suggère pas de la manger. Examine-la à nouveau demain, Adam, et viens me parler de sa qualité, et surtout de sa densité de trame.
— Je peux sûrement trouver à m’occuper plus utilement qu’en comptant des fils ?
— Penses-y comme à un ordre à suivre », a répliqué Julian d’un ton brusque. Il a ensuite quitté les listes des yeux pour me regarder avec davantage d’amabilité. « Excuse-moi, Adam. Fais ça pour moi, tu veux bien ? Mais n’en parle à personne, s’il te plaît… Je préfère éviter que les troupes me croient devenu fou.
— Je te tisserai une robe chinoise, Julian, si tu penses que ça peut nous aider à survivre au siège.
— C’est exactement ce que je prévois de faire… survivre, je veux dire… il n’y aura pas besoin de tissage… juste d’un peu de couture, sans doute. »
Il n’a pas voulu en dire davantage.
MERCREDI 16 NOVEMBRE 2174
Je m’aperçois que Thanksgiving approche. Nous n’avons pas beaucoup pensé à cette fête chrétienne universelle, peut-être parce que nous avons du mal à nous sentir reconnaissants dans notre situation actuelle. Nous sommes plus enclins à nous apitoyer sur notre sort qu’à penser à ce que nous avons pour être heureux.
C’est ne pas voir plus loin que le bout de son nez, dirait à coup sûr ma mère. En réalité, je me sens empli de gratitude pour de nombreuses raisons.
Parce que j’ai la lettre de Calyxa, si brève et laconique soit-elle, pliée dans ma poche près de mon cœur.
Parce que je pourrais avoir le bonheur qu’un enfant naisse de notre mariage peut-être hâtif, mais béni et fructueux.
Parce que je suis encore en vie, tout comme Julian, même s’il s’agit d’une situation provisoire et susceptible de changer. (Bien entendu, aucune créature mortelle ne « connaît le jour et l’heure », mais nous présentons la particularité d’être entourés de fantassins hollandais impatients de précipiter le fâcheux événement ultime.)
Parce qu’en dépit de mon absence, la vie continue à peu près comme avant à Williams Ford et dans d’autres endroits tout aussi ordinaires situés entre les larges frontières de l’Union Américaine. Je suis même reconnaissant de l’existence des cyniques Philosophes, des Dépoteurs crasseux, des pâles Esthètes, des Propriétaires corrompus et des ineptes Eupatridiens qui grouillent dans les rues de cette grande ville qu’est New York… ou du moins reconnaissant d’avoir eu l’occasion de les voir de près.
Parce que j’ai à manger, même si ma ration journalière ne cesse de diminuer.
JEUDI 17 NOVEMBRE 2174
Aujourd’hui, nos troupes se sont rendues maîtres d’une tranchée mitteleuropéenne creusée trop près de nos lignes. Nous avons capturé cinq soldats, que nous avons laissés vivre par charité chrétienne, même si les nourrir diminuera nos propres réserves. Julian espère pouvoir les échanger contre des prisonniers américains déjà aux mains des Hollandais… Il a fait connaître cette proposition au commandant hollandais par l’intermédiaire d’un drapeau de trêve, mais nous n’avons encore reçu aucune réponse.
Je suis allé assister à l’interrogatoire des prisonniers, en partie pour satisfaire ma curiosité de l’ennemi, que je connais uniquement sous forme de combattants anonymes et d’auteurs de lettres incompréhensibles. Un seul parlait anglais, les quatre autres étaient interrogés par un lieutenant qui connaissait un peu l’allemand et le hollandais.
Les soldats mitteleuropéens sont des hommes hâves et têtus. Même sous la contrainte, ils ne donnent guère d’autres informations que leur nom. À l’exception du seul anglophone… un ancien de la marine marchande britannique, enrôlé ivre mort au sortir d’un bar de Bruxelles. Il ne se sent pas vraiment lié par une obligation de loyauté et ne voit pas d’inconvénients à nous fournir des estimations sur la force et les positions de l’ennemi.
D’après lui, les Hollandais ne doutent pas que leur siège aura raison de nous. Ils n’envisagent toutefois une attaque qu’avec circonspection, car les rumeurs d’une arme chinoise (hélas imaginaire) leur sont arrivées aux oreilles. Le prisonnier a dit qu’ils ne disposaient pas d’informations précises sur cette arme [78] Et pour cause.
, mais que les spéculations à son sujet la laissaient penser extrêmement meurtrière et inhabituelle.
J’ai transmis ces nouvelles à Julian dans la soirée.
Il les a accueillies avec un sourire lugubre. « Exactement ce que j’espérais de la part des Hollandais. Bien ! Peut-être pouvons-nous trouver un moyen d’ intensifier leurs craintes. »
Une fois encore, il n’a pas voulu expliquer ce qu’il avait en tête. Il a toutefois placé sous séquestre un des entrepôts sur les quais (hors de portée de l’artillerie ennemie), qu’il est en train de transformer en une sorte d’atelier. Des hommes ont été recrutés à qui on a fait jurer le secret. Il a réquisitionné d’innombrables rouleaux de soie noire, ainsi que des machines à coudre, des agrafes et œillets, des lattes récupérées dans les maisons endommagées, des flacons de soude caustique et d’autres articles peu ordinaires.
« C’est peut-être très bien que les Hollandais croient à cette arme imaginaire, lui ai-je dit, mais malheureusement, nos propres troupes y croient aussi. Elles s’imaginent même que tu te prépares à la mettre en service.
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