— Exactement, a dit Calyxa, car les sous-contrats n’en ont aucune… en réalité, ce sont des possessions.
— Pas du tout. Vous calomniez les personnes que vous entendez défendre. Bien entendu qu’ils ont des possessions : leur corps, leur savoir-faire, quand ils en ont, et leur capacité à travailler. S’ils n’ont pas l’air de posséder ces choses, c’est uniquement parce que la marchandise a déjà été vendue. Ça s’est passé comme dans le film mentionné par M. Palumbo. Les réfugiés de la Chute des Villes ont troqué les seuls biens qu’ils possédaient – leurs mains, leurs cœurs et leurs votes – contre de la nourriture et un abri en une époque difficile.
— Une personne ne devrait pas pouvoir se vendre elle-même, a estimé Calyxa, et encore moins vendre son vote.
— Si une personne se possède elle-même, alors elle doit pouvoir se vendre. Quel serait sinon le sens du mot possession ? Quant au vote, il n’en est pas privé, son droit de vote existe toujours, il l’a juste transmis à son employeur terrien, qui l’exerce pour lui.
— Oui, afin que les Propriétaires puissent contrôler cette chose lamentable qui nous sert de Sénat… »
C’était peut-être la parole de trop. Les têtes de certains des convives placés à proximité se sont tournées dans notre direction et Calyxa a rougi en baissant le ton. « Je veux dire, ce sont des opinions que j’ai lues. De toute manière, le marché que vous décrivez a été conclu il y a plus d’un siècle, s’il l’a vraiment été. De nos jours, les gens naissent déjà sous contrat.
— Une dette est une dette, madame Hazzard. L’obligation ne cesse pas simplement parce qu’un homme a eu la malchance de mourir. Si vos possessions passent de droit à ceux qui vous survivent, il en est de même pour vos obligations. Qu’avez-vous lu qui vous a laissée en proie à de tels malentendus ?
— Un certain… Parmentier, je crois, a indiqué Calyxa en feignant l’innocence.
— Parmentier ! Ce terroriste européen ! Dieu du Ciel, madame Hazzard, vous avez vraiment besoin qu’on vous guide dans vos études ! » Wieland m’a jeté un coup d’œil accusateur.
« J’ai recommandé les romans de M. Charles Curtis Easton, ai-je indiqué.
— L’extension de l’alphabétisation, voilà le problème, a estimé Palumbo. Oh, je suis tout à fait favorable à un degré raisonnable d’alphabétisation… Un journaliste de profession comme vous, monsieur Hazzard, partage sûrement cette opinion. Mais c’est une tendance contagieuse. Elle se répand, et le mécontentement avec elle. Laissez entrer un homme qui sait lire et écrire, il apprendra à le faire aux autres et ils ne liront pas les œuvres approuvées par le Dominion, mais de la pornographie, ou les publications bon marché de la pire espèce, ou encore des tracts politiques séditieux. Parmentier ! Eh bien, madame Hazzard, il y a tout juste une semaine, j’ai acheté à un planteur d’Utica un lot de trois cents hommes dont le prix semblait avantageux. Je les ai gardés un certain temps à l’écart du reste de mon cheptel, une espèce de période de quarantaine, et bien m’en a pris, car il s’est avéré que la lecture se propageait parmi eux et que des pamphlets parmentiéristes circulaient librement. Ce genre de chose peut ruiner une Propriété entière, si on la laisse se répandre sans y prendre garde. »
Calyxa n’a pas demandé ce que M. Palumbo avait fait pour empêcher que l’alphabétisation se répandît parmi son « cheptel », peut-être par crainte de la réponse. Son visage a toutefois trahi ses sentiments. Elle s’est tendue et j’ai redouté qu’elle fût sur le point de jeter une autre accusation sur son vis-à-vis, ou peut-être une fourchette. Par chance, on a alors débarrassé les assiettes à dessert.
Des boissons enivrantes ont circulé en abondance après le repas, dont de coûteuses abominations comme le Champagne et le Vin Rouge. J’ai gardé mes distances, même si les Eupatridiens s’en approchaient comme des chevaux d’un abreuvoir.
Deklan Comstock a fait une nouvelle apparition à un autre balcon d’intérieur – il préférait se placer à une hauteur de domination, d’après Julian – pour nous inviter à passer dans la salle de bal attenante, où l’orchestre jouerait des airs patriotiques. Nous avons obéi. La musique a commencé aussitôt et certains des Aristos, bien imbibés de liquides forts, ont commencé à danser. Je ne dansais pas, et Calyxa ne voulait pas, aussi avons-nous cherché une compagnie aimable, loin de MM. Wieland et Palumbo.
Nous avons trouvé de la compagnie – à moins qu’elle nous eût trouvés –, mais elle n’a rien eu d’agréable, en fin de compte.
« Monsieur Hazzard », a dit une voix retentissante.
En me retournant, j’ai découvert un homme en vêtements sacerdotaux.
J’ai supposé avoir affaire à un haut fonctionnaire du Dominion, car il portait un feutre à large rebord doublé d’argent, une sobre veste noire et une chemise de coton très soignée sur laquelle était brodée au fil d’or la mention Jean 3:16. Je n’ai pas reconnu son visage, rond et rougeaud. Il tenait un verre rempli à mi-hauteur d’un liquide ambre et son haleine m’a rappelé les alambics en cuivre que Ben Kreel découvrait et détruisait dans les quartiers des sous-contrats, à Williams Ford. Ses yeux brillaient à cause de la boisson ou de l’intrigue.
« Vous me connaissez, mais l’inverse n’est pas vrai, ai-je dit.
— Bien au contraire, je ne vous connais pas du tout, j’ai juste lu votre opuscule consacré à Julian Comstock et quelqu’un a eu l’amabilité de vous désigner à moi. » Il a tendu celle de ses mains qui ne tenait pas le verre. « Je m’appelle Simon Hollingshead, je suis diacre dans le diocèse de Colorado Springs. »
Il a annoncé cela comme on dit une banalité. Ce n’en était pas une. Ce titre simple donnait une fausse idée de son importante position dans la hiérarchie du Dominion. En réalité, les seuls ecclésiastiques placés au-dessus des diacres de Colorado Springs étaient les soixante-dix membres du Haut-Conseil du Dominion lui-même.
Le pasteur Hollingshead avait la main chaude et humide. Je l’ai lâchée dès que j’ai pu le faire sans offenser son propriétaire.
« Qu’est-ce qui vous amène dans l’Est ? a demandé Calyxa avec circonspection.
— Mes devoirs ecclésiastiques, madame Hazzard… rien que vous ne pourriez comprendre.
— Au contraire, ça paraît fascinant.
— Eh bien, je ne peux en parler aussi librement que je le souhaiterais, mais les grandes villes de l’Est doivent être reprises en main de temps en temps. Livrées à elles-mêmes, elles tendent à s’éloigner de l’orthodoxie. Les Églises non affiliées poussent comme des champignons. Le mélange des classes et des nationalités a une influence dégénérative bien connue.
— Les gens de l’Est boivent peut-être trop, n’ai-je pu m’empêcher de dire.
— “Le vin qui réjouit le cœur de l’homme” », a cité le diacre, même si son verre semblait contenir un liquide plus fort que le vin [66] Cette citation des Psaumes est authentique, sans quoi elle n’aurait jamais été autorisée dans le Recueil du Dominion pour jeunes personnes.
. « Je suis venu protéger une doctrine sacrée, et non la sobriété individuelle. Boire n’est pas un péché, même si l’ivresse en est un. Est-ce que je vous semble ivre, monsieur Hazzard ?
— Pas du tout, pas visiblement. Quelles sont les doctrines sacrées menacées ?
— Celles qui interdisent le laxisme dans la direction des ouailles. Le clergé de l’Est laisse passer les choses les plus sacrément folles, si vous me passez l’expression. La lubricité, la licence, la luxure…
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