Cette fois-ci, le Président a attiré notre attention sur les plus distinguées des personnes présentes dans la foule, dont le Président du Sénat, le diacre Hollingshead, plusieurs éminents Propriétaires terriens, le ministre de la Santé, les ambassadeurs chinois et nippons (qui s’étaient regardés non sans inquiétude d’un bout à l’autre de la salle) et autres dignitaires. Il a ensuite produit son sourire malsain et ajouté : « Est présent aussi, après les aventures qu’il a vécues en défendant l’Union au Labrador, mon bien-aimé neveu Julian Comstock, ainsi que son célèbre Scribe M. Adam Hazzard et son ancien tuteur Sam Godwin. »
Entendre mon nom prononcé par cet homme m’a perturbé et j’ai senti un frisson me remonter la colonne vertébrale.
« M. Hazzard, a poursuivi le Président, jouit d’un immense et délicat talent littéraire, et j’ai récemment appris qu’il a une épouse tout aussi talentueuse. M me Hazzard est chanteuse, aussi ai-je pensé qu’elle pourrait nous gratifier d’une ballade ou d’un morceau similaire, maintenant que l’orchestre s’est échauffé. M me Hazzard ! » Il a fait semblant de s’abriter les yeux pour les protéger de la lumière. « M me Hazzard, consentiriez-vous à distraire ces messieurs et ces dames ? »
Calyxa crispait la mâchoire de mécontentement… Deklan Comstock tentait de toute évidence de l’humilier, et Julian par son intermédiaire, en révélant à l’assemblée qu’elle était chanteuse de cabaret… elle n’a toutefois pas osé refuser l’invitation. « Tiens-moi mon verre, Adam », m’a-t-elle dit d’une voix impassible [67] Calyxa n’avait pas refusé le champagne avec autant de constance que moi.
avant de monter sur la scène rejoindre les musiciens.
Tout aussi surpris par la tournure des événements, le chef d’orchestre a posé sur mon épouse un regard sans expression, s’attendant peut-être à ce qu’elle énonçât le titre d’une chanson connue… Where the Sauquoit Meets the Mohawk, par exemple, ou un autre morceau respectable.
Calyxa n’était toutefois pas du genre à faire ce qu’on attendait d’elle, surtout quand il s’agissait d’obéir à un tyran tel que Deklan Comstock. Elle a regardé l’océan des visages eupatridiens devant elle. Cela a été un moment difficile. Elle n’a pas parlé, ni même souri, juste soulevé son encombrante jupe pour se mettre à taper du pied. Cette activité a amusé certains des Aristos et n’a pas montré ses chevilles sous leur meilleur jour, mais a mis en place un laconique tempo martial que le batteur a bientôt repris.
Puis, sans prélude, elle a entonné :
Piston, Métier à tisser et Enclume :
Nous habillons et armons la nation,
Et nous nous échinons comme de coutume,
Les gars, pour une bien maigre ration.
Les Eupatridiens présents dans la pièce ont tout d’abord été sous le choc. Nombre d’entre eux connaissaient ce chant, ou l’avaient entendu aux lèvres de domestiques rebelles dans les cuisines et les caves. Ceux à qui il n’était pas familier le connaissaient de réputation. Les paroles en étaient de toute manière d’une sympathie explicite pour l’homme du peuple.
Les silences et hoquets de surprise n’ont pas découragé Calyxa, même si le batteur a raté un temps ou deux. Elle a achevé le refrain et s’est lancée dans le premier couplet qui, comme tous ceux de ce long chant encyclopédique, dénonçait les souffrances d’une catégorie d’ouvriers aux mains d’un Industriel ou d’un Propriétaire.
Les têtes se sont tournées vers le Président Deklan Comstock, comme pour évaluer sa réaction. Était-il furieux ? Se sentait-il insulté ? La Garde républicaine allait-elle sortir ses pistolets et mettre abruptement fin au tour de chant ?
Deklan le Conquérant ne semblait toutefois pas en colère. Il a levé la main en un simulacre de salut.
Ce petit geste a fait comprendre aux Eupatridiens que, du moins pour la soirée, les convenances habituelles n’avaient plus cours. Ils en ont conclu que la représentation de Calyxa n’était pas une Protestation, mais une espèce de Spectacle délibérément ironique. Piston, Métier à tisser et Enclume chanté au palais exécutif ! Cela avait la logique délicieusement inversée d’une bacchanale. Quelques-uns des Aristos les plus astucieux se sont mis à battre des mains en mesure.
Leur réaction a donné courage au reste de l’orchestre, qui s’est mis à jouer. Les musiciens, qui connaissaient tous la mélodie, se sont lancés dans de petits trilles et arpèges autour de la puissante voix de Calyxa. Calyxa elle-même a continué comme si aucune de ces nuances n’avait d’importance : c’était le chant qu’elle comptait interpréter, aussi l’interprétait-elle.
« Qu’elle soit bénie », a dit Julian, venu se placer à mes côtés.
Cette représentation incongrue n’a pas été du goût de certaines des personnes présentes. M. Wieland, M. Palumbo et le diacre Hollingshead formaient un groupe renfrogné aux bras croisés. Wieland et Palumbo, qui travaillaient en contact direct avec des sous-contrats, savaient ce qu’il en était de ce chant : il s’agissait d’un poignard pointé sur leur gagne-pain. Le diacre Hollingshead était moins directement concerné, qui soutenait pourtant sans conditions le statu quo et avait peut-être torturé des hommes ayant osé de tels couplets en sa présence. Même l’indulgence du Président ne pouvait persuader ces notables de relâcher leur vigilance.
J’ai d’ailleurs commencé à m’inquiéter de leur santé. La complexion du déjà rougeaud Wieland s’est encore assombrie, si bien que sa tête a fini par ressembler à une betterave enfoncée dans un col de chemise, Palumbo obtenant de son côté des résultats presque aussi remarquables.
Julian m’avait un jour raconté une histoire de plongeurs sous-marins. Il était devenu depuis quelque temps possible pour des Dépoteurs en combinaison de caoutchouc étanche, alimentée en air par une pompe depuis la surface, de descendre dans les eaux troubles qui entouraient les ruines d’une ville côtière. Cette activité parfois lucrative était toutefois extrêmement dangereuse. Elle permettait souvent de rapporter de nouveaux trésors de sites qui, sur terre, avaient été nettoyés. Sauf que pour chaque antiquité de valeur ainsi obtenue, il fallait risquer une vie humaine.
Les océans présentent cette étrange caractéristique que la pression de l’eau augmente avec la profondeur. D’après Julian, on racontait parmi ces Dépoteurs sous-marins qu’un plongeur, s’il se retrouvait sans son attache dans une eau assez profonde, pouvait couler si loin que le poing de la mer le broierait. Pire, la pression de l’eau le roulerait comme un tube de dentifrice. Son corps enrobé de caoutchouc serait écrasé et forcé à pénétrer dans le casque, si bien que sa personne tout entière se retrouverait concentrée dans cette coquille métallique comme un ragoût sanglant dans un bol à l’envers… jusqu’à ce que le casque lui-même explosât !
Bien entendu, d’ordinaire, c’était fatal.
J’ai repensé à cette légende (qui peut être vraie, pour ce que j’en sais) en regardant Wieland, Palumbo et Hollingshead. À chaque nouveau couplet – celui sur le mineur de fond enseveli, celui sur la couturière réduite à l’indigence et à la prostitution par son employeur, celui sur l’employé du rail coupé en deux par un train fou –, davantage de sang montait à la tête de ces messieurs indignés, au point que j’ai fini par me demander s’ils n’allaient pas tout simplement tomber morts ou si leurs crânes n’allaient pas éclater comme du raisin pressé.
Peut-être un rien fâchée par la chaleur avec laquelle on accueillait à présent ses couplets, Calyxa en a produit d’encore plus radicaux, qui traitaient les propriétaires de Tyrans et les sénateurs d’imbéciles. « Je ne suis pas sûre que ce soit particulièrement bienséant », a dit M me Comstock non loin de moi. Le Président continuait toutefois de sourire (même si son sourire n’avait rien d’allègre) et les Eupatridiens, dans l’ensemble, persistaient d’un air narquois à confondre insulte et ironie.
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