J’ai commencé à croire que Calyxa avait épuisé son inventivité – cela n’aurait pas forcément été une mauvaise chose – quand elle s’est avancée jusqu’à l’extrême limite de la scène. Plongeant à ne pas s’y tromper son regard droit dans les yeux de Nelson Wieland l’industriel, et sans cesser de battre le rythme du pied, elle a chanté :
Un forgeron avait un fils, que je connais,
Qui a appris à laminer du vieil acier
Et qui a coulé les essieux
Des voitures de cossus messieurs.
La chaleur n’a pas que du bon,
Non plus les vapeurs de charbon…
Et il fut brisé sur la roue
Oh, il fut brisé sur la roue !
Piston, Métier à tisser et Enclume :
Nous habillons et armons la nation…
S’il restait le moindre doute qu’elle eût tout spécialement improvisé ce couplet pour M. Wieland, ce dernier ne l’a pas partagé. Ses yeux lui sont sortis des orbites. Il a serré les poings… son corps tout entier a d’ailleurs semblé se contracter. Comme si les profondeurs de l’océan l’avaient pris dans leur poigne.
Apparemment satisfaite de la réaction obtenue, Calyxa a terminé le refrain pour s’adresser à Billy Palumbo l’agriculteur :
Les sous-contrats par le Proprio enfermés
Comme des têtes de bétail sont vendus ou achetés
Mais l’homme n’est pas vraiment idiot,
Et tu sais quoi le Proprio ?
Mais tout ce que tu as acquis
N’est qu’un horrible ramassis
De vilains révolutionnaires,
Oh ! De vilains révolutionnaires…
M. Palumbo n’était pas davantage habitué que M. Wieland à ce genre d’insolences. Je l’ai observé avec une profonde appréhension tandis que saillaient les veines sur et autour de son visage. La légende des Dépoteurs plongeurs qui explosaient m’est une fois de plus revenue en mémoire.
Puis, inévitablement, est venu le tour du diacre Hollingshead. Tandis qu’elle répétait le refrain, le pasteur la regardait avec malveillance. Calyxa, qui avait défié Job et Utty Blake, n’allait cependant pas se laisser intimider par un simple ecclésiastique du Dominion, tout diacre fut-il. Sa voix était son gourdin et elle avait bien l’intention de s’en servir. Elle a chanté – con brio, comme disent les compositeurs :
La barmaid du Colorado n’a pas tremblé
Quand le diacre et ses hommes sont venus l’arrêter,
Elle a souffert dans sa fierté
Mais ils l’ont frappée au visage
Et quand elle a perdu courage
Elle a confessé son péché :
« La fille du diacre m’a embrassée !
Oh ! Sa fille m’a embrassée ! »
Piston, Métier à tisser et Enclume…
Il y a soudain eu un éclair lumineux et un bruit de tonnerre… J’ai regardé avec appréhension dans la direction de Hollingshead, mais le diacre n’avait rien, il s’agissait simplement du début des feux d’artifice sur la Grande Pelouse. L’orchestre a tout à coup cessé de jouer et nous sommes tous sortis, non sans un certain soulagement.
Calyxa s’est assise près de moi, essoufflée par ses efforts, et j’ai été très fier d’elle, bien qu’un peu inquiet, tandis que les feux d’artifice de la fête de l’Indépendance crépitaient dans la chaleur de l’air nocturne au-dessus du palais exécutif.
Elle avait sans doute compromis la moindre possibilité que mon opuscule sur Commongold reçût l’imprimatur du Dominion, mais cela n’avait guère d’importance… il se vendait assez bien sans lui. De toute manière, si Deklan Comstock avait eu l’intention d’humilier Calyxa, je trouvais qu’il avait obtenu en échange davantage qu’il ne s’y attendait.
Nous sommes restés assis sur des gradins en bois pendant toute la durée du feu d’artifice. Une loge spéciale accueillait le Président et quelques alliés proches, parmi lesquels, me suis-je aperçu avec consternation, le diacre Hollingshead. Calyxa et moi nous trouvions en compagnie de Julian, Sam et M me Comstock parmi les simples Eupatridiens.
« Il y a des augures à lire dans de tels événements, a dit Sam à voix basse. Qui y assiste ou non… Qui parle à qui… Qui sourit ou se renfrogne… Tout cela peut être lu, à la manière d’une cartomancienne dans un paquet de cartes.
— Quel destin présages-tu ? ai-je demandé.
— L’amiral commandant de la Marine n’est pas là. C’est inhabituel. Il n’y a aucun représentant de l’armée des Deux Californies… vraiment mauvais signe. Le Dominion est favorisé. Le Sénat, ignoré.
— Je ne suis pas sûr de pouvoir décrypter ces signes-là.
— Nous en apprendrons davantage quand le Président parlera. C’est à ce moment-là que le couperet tombera, Adam… s’il tombe.
— Un couperet au sens propre, ou métaphorique ? me suis-je enquis avec anxiété.
— Ça reste à voir. »
Voilà qui était inquiétant, mais je n’y pouvais rien faire et j’ai essayé d’apprécier le spectacle avant qu’il fût terminé. L’ambassadeur chinois avait fait venir des engins incendiaires de sa propre République, en guise de cadeau au Président. Les Chinois sont experts en armements et en poudre à canon. La présence de cet ambassadeur, ainsi que sa largesse manifeste, a d’ailleurs fait naître la rumeur que Deklan Comstock essayait d’acheter à la Chine des armes de pointe qui lui permettraient en quelque sorte de contrebalancer le Canon chinois des Hollandais [68] Les Chinois étaient officiellement neutres dans la guerre au Labrador, doublant de ce fait leur réserve de clients potentiels.
.
Le feu céleste était assurément une excellente publicité pour le savoir-faire chinois. Je n’avais jamais vu pareille démonstration. Oh, nous avions eu des feux d’artifice à Williams Ford… de très jolis qui m’avaient impressionné durant mon enfance. Celui-là était toutefois nettement plus spectaculaire. L’odeur de cordite a imprégné le tiède air estival et dans le ciel ont crépité d’Occultes Étoiles Rayonnantes, du Feu Bleu, des Salamandres Tournoyantes, des Brise-Baril et autres engins exotiques. C’était presque aussi bruyant qu’un duel d’artillerie et j’ai dû me retenir de tressaillir à chaque déplaisant souvenir de guerre que réveillaient ces explosions et ces odeurs infectes. Je n’ai toutefois pas oublié qu’il s’agissait de la fête de l’Indépendance à Manhattan, non de l’hiver à Chicoutimi, et Calyxa m’a apaisé en mettant le bras sur mes épaules quand elle a vu que je tremblais.
Le spectacle s’est achevé au bout d’une bonne demi-heure avec une Croix de Feu au-dessus de Lower Manhattan comme la bénédiction d’un Ange incendiaire. L’orchestre a joué The Star-Spangled Banner. L’assemblée d’Eupatridiens a applaudi avec vigueur l’hymne national, puis est venu le moment pour Deklan Comstock de prononcer le dernier discours de la soirée.
Le palais exécutif, entièrement électrifié, était alimenté par des dynamos dont on avait confié la conception et le fonctionnement aux plus habiles des techniciens de l’Union. Une puissante lumière artificielle s’est déversée sur l’estrade dressée pour le Président [69] La lumière a attiré des brigades d’insectes volants, qui ne cessaient de s’y enfoncer comme pour se baigner. De nombreuses chauves-souris n’ont pas tardé à arriver aussi, attirées par l’abondance de nourriture. C’était comme si un autre Festin se déroulait dans les airs, à présent notre propre dîner achevé.
. Celui-ci est monté sur la plate-forme temporaire en bois, a appuyé une main de chaque côté du podium et s’est mis à parler.
Il a commencé par des sermons et des platitudes adaptées à l’occasion. Il a évoqué la Nation et la formation de celle-ci durant un acte de rébellion contre l’impie Empire britannique. Il a cité le grand Philosophe Patriotique du dix-neuvième siècle, M. John C. Calhoun [70] Brillant porte-parole de l’idéologie sudiste, défenseur de l’esclavagisme, Calhoun a été vice-président des États-Unis et l’un de ses plus importants sénateurs. (N.d.T.)
. Il a décrit de quelle manière la Nation originelle avait été corrompue par le pétrole et l’athéisme, jusqu’à la Reconstruction consécutive à la Fausse Affliction. Il a parlé des deux grands généraux ayant exercé la présidence en période de crise nationale, Washington et Otis, en citant leurs noms comme s’il s’agissait d’amis personnels.
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