— Les péchés allitératifs, a tranquillement dit Calyxa.
— Mais assez avec mes problèmes. Je voulais simplement vous féliciter pour votre récit des aventures militaires de Julian Comstock. »
Je l’ai remercié avec affabilité en jouant au modeste.
« Les jeunes gens ont accès à très peu de littérature édifiante. Votre travail est exemplaire, monsieur Hazzard. À ce que je vois, il n’a pas encore reçu l’imprimatur du Dominion. Cela peut s’arranger. »
L’offre était généreuse, qui pouvait conduire à un accroissement des ventes, aussi ai-je pensé que nous devrions éviter d’offenser inutilement le pasteur Hollingshead. Calyxa était toutefois d’humeur mordante, et ni le rang ni les pouvoirs ecclésiastiques du diacre ne l’impressionnaient.
« Colorado Springs est une grande ville, a-t-elle dit. N’y a-t-il pas là-bas des problèmes dont vous pourriez prendre soin ?
— Bien sûr que si ! La corruption peut se glisser n’importe où. Colorado Springs est le cœur et l’âme même du Dominion, mais vous avez raison, madame Hazzard, le vice y naît comme partout ailleurs. Même dans ma propre famille… »
Il a alors hésité, semblé ne pas trop savoir s’il devait continuer. Peut-être l’alcool lui avait-il fait perdre confiance dans sa langue. À mon grand désarroi, Calyxa n’a pas changé de sujet. « Du vice, dans la famille d’un diacre ?
— Ma propre fille en a été victime. » Il a baissé la voix. « Je n’en parle pas, en temps ordinaire. Mais vous me semblez une jeune femme sérieuse. Vous ne dénudez pas vos bras comme nombre des dames présentes, vous ne vous couvrez pas la peau d’horribles marques de vaccination.
— J’ai la réputation d’être pudique », a affirmé Calyxa alors même qu’elle avait insisté pour porter précisément une de ces tenues sans manches… ce que M me Comstock n’avait pas permis.
« Alors je ne vous choquerai pas en mentionnant, euh…
— Les vices déplaisants peuvent me choquer, diacre Hollingshead, pas les mots qui les décrivent. Comment parvenir à éradiquer un problème si on ne peut pas le nommer ? »
Elle le manipulait, mais Hollingshead était trop vertueux ou trop ivre pour le comprendre. « Homosexualité, a-t-il chuchoté. Ce mot-là, le connaissez-vous, madame Hazzard ?
— La rumeur d’un tel comportement a parfois atteint mes oreilles. Votre fille serait-elle…
— Dieu m’en préserve ! Non, Marcy est une enfant modèle. Elle a désormais vingt et un ans. Mais comme elle reste à marier, elle a attiré l’attention d’une catégorie de femmes dépravées.
— À Colorado Springs !
— Oui ! Cela existe ! Et continuera d’exister, malgré tous mes efforts pour l’éradiquer.
— De quels efforts parlez-vous ?
— Tant la Police municipale que la branche d’enquête du Dominion ont été saisies de l’affaire. Inutile de vous dire que je ne laisse jamais Marcy aller quelque part sans surveillance. Il y a toujours quelqu’un qui l’observe, même si elle ne le sait pas.
— Est-il vraiment sage d’espionner sa propre fille ?
— Assurément, si cela la protège.
— Mais est-ce bien le cas ?
— Cela l’a sauvée à plusieurs reprises de la ruine absolue. Marcy semble à peu près incapable de quitter la maison sans entrer fortuitement dans une taverne dépravée quelconque. Bien entendu, nous faisons fermer tous les établissements de ce genre que nous découvrons. Plus d’une dépravée a essayé de faire de Marcy son amie particulière. Ces femmes ont été arrêtées et interrogées.
— Interrogées !… Pourquoi ?
— Parce qu’il ne s’agit pas d’une simple coïncidence, a affirmé le diacre pris de boisson. De toute évidence, certains groupes de déviants ont ciblé ma fille. Nous interrogeons ces femmes afin de découvrir le lien entre elles.
— Y avez-vous réussi ?
— Hélas, non. Même sous la coercition la plus extrême, aucune n’a admis s’intéresser à Marcy par préméditation et toutes nient la moindre connaissance d’une quelconque conspiration.
— Les interrogatoires ne sont en général pas si stériles, si je comprends bien », a dit Calyxa, et j’ai vu à son visage de plus en plus coloré qu’elle n’approuvait pas l’enthousiasme avec lequel le diacre s’attaquait aux épineux problèmes du vice et de la torture.
« Non, en effet. Nos enquêteurs sont versés dans l’art d’extraire des informations aux plus réticents… le Dominion les forme dans ce but.
— Comment expliquez-vous alors leur échec dans cette affaire ?
— Le vice possède des profondeurs insoupçonnées…, a dit le diacre d’un air mécontent. Il se cache d’instinct loin de la lumière.
— Et on le trouve si près de nos foyers, a dit Calyxa avant d’ajouter à voix basse : On aurait peut-être dû torturer votre fille aussi #. »
Je m’attendais à ce que le diacre Hollingshead ne tînt aucun compte de cette remarque incompréhensible. Il y a pourtant réagi. Il s’est redressé avec raideur de toute sa taille, les traits soudain durs.
« Je ne suis ni idiot ni inculte #, madame Hazzard. Si vous vous moquez de moi, je me verrai dans l’obligation de lancer un mandat d’arrêt contre vous #. »
J’ignorais la signification de cet échange, mais Calyxa a pâli et reculé d’un pas.
Hollingshead s’est tourné vers moi. Il a retrouvé le sourire, même si celui-ci semblait forcé. « À nouveau, toutes mes félicitations pour ce succès, monsieur Hazzard. Votre travail vous honore. Une belle carrière vous attend. Je forme l’espoir que rien ne l’entrave. » Il a bruyamment bu une gorgée d’alcool avant de s’éloigner.
Je n’ai pas l’intention de laisser au lecteur l’impression que nous avons uniquement rencontré à la Réception présidentielle des Eupatridiens rustres ou tyranniques. Nombre d’entre eux, peut-être la plupart, étaient tout à fait agréables, sur le plan individuel. Plusieurs des hommes étaient yachtmen et j’ai pris plaisir à les écouter discourir avec entrain de sujets nautiques, même si je n’aurais pu réduire une grand-voile si ma vie en avait dépendu.
M me Comstock connaissait de nombreuses épouses. Beaucoup d’entre elles ont été stupéfaites de la voir là, si longtemps après le décès de son mari, mais accoutumées aux revirements de la faveur présidentielle, elles n’ont pas tardé à lui faire bon accueil.
Sam a passé son temps avec les militaires, dont quelques éminents généraux et généraux de division. J’imagine qu’il jaugeait leur attitude vis-à-vis du généralissime, ou qu’il essayait de réunir des indices sur les intentions du Président à l’égard de son neveu. Tout cela dépassait toutefois mon entendement. Julian était quant à lui plongé dans une grande conversation avec ce qu’il m’a décrit comme un véritable Philosophe : un professeur de Cosmologie de la nouvellement réformée université de New York. L’homme ne manquait pas de théories intéressantes, d’après Julian, sur la vitesse de la lumière, l’origine des étoiles et d’autres sujets tout aussi sophistiqués. Placé sous la coupe du Dominion, il ne pouvait toutefois s’exprimer aussi librement qu’il l’aurait aimé. Il avait néanmoins bénéficié d’un accès aux Archives du Dominion, et il a fait allusion aux trésors scientifiques et artistiques que celles-ci renfermaient.
L’hilarité générale provoquée par l’ingestion de Vin de Raisin et autres n’a pas tardé à atteindre de nouveaux sommets. L’orchestre avait temporairement cessé de jouer – Calyxa a émis l’hypothèse qu’il était sorti fumer des cigarettes de chanvre derrière les écuries –, mais est revenu en à peu près bon état et de meilleure humeur juste au moment de la troisième apparition de Deklan Comstock sur un des balcons en marbre.
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