Calyxa a considéré ces jeunes femmes à la mode d’un œil sceptique. J’imagine qu’elles ne lui semblaient pas sérieuses. Elles portaient des robes sans manches afin d’exhiber le nombre et le relief de leurs marques de vaccination sur le haut de leurs bras. M me Comstock a qualifié ces cicatrices de vaines autodécorations : coûteuses, globalement inutiles contre les maladies et dangereuses pour la receveuse. Elle ne se trompait peut-être pas, car plusieurs de ces vaccinées étaient pâles, quand elles ne semblaient pas fiévreuses ou marcher d’un pas qui manquait d’assurance. Mais j’imagine que suivre la mode a toujours un prix, monétaire ou pas.
Julian ne s’est pas montré chiche de présentations, tandis que nous traversions la foule. Il m’a qualifié d’« auteur » ou de « scribe », tandis que Calyxa était « M me Hazzard, artiste vocale ». Les personnes de l’élite avec qui il a parlé se sont montrées systématiquement quoique brièvement polies avec nous. Nous circulions sans trop d’aisance au sein de cette assemblée d’Eupatridiens enjoués quand le Président des États-Unis a fait sa première apparition.
Il n’est pas entré dans la Salle de Réception, mais nous a salués depuis une espèce de balcon au sommet d’un escalier. Par leur maintien, les sévères Gardes républicains bien armés déployés derrière lui laissaient penser qu’ils auraient peut-être préféré braquer leurs pistolets sur la foule, si l’étiquette n’avait exclu un acte aussi hostile. Le silence s’est fait dans la salle et chaque visage a fini par se tourner vers Deklan le Conquérant.
Je me suis dit que les pièces de monnaie ne lui rendaient pas justice. Ou peut-être était-ce l’inverse. Il était moins bel homme que son image gravée, mais plus imposant, d’une certaine manière. Il ressemblait en effet un peu à Julian, sans le duvet blond sur le menton. J’imaginais en fait que Julian lui ressemblerait, avec quelques années de plus et une partie de sa santé mentale en moins.
Je ne dis pas cela pour dévaloriser le Président. Il ne pouvait sans doute rien à son apparence physique. Ses traits n’étaient pas irréguliers, mais quelque chose suggérait la folie dans ses yeux plissés, son nez aquilin et son sourire patelin et figé. Pas une démence complète, remarquez, juste le genre d’aliénation subtile qui s’attarde à proximité de la santé mentale, qui attend son heure.
J’ai vu Julian grimacer en voyant son oncle. Près de moi, M me Comstock a failli s’étrangler.
Le Président portait un costume de cérémonie noir qui ressemblait à un uniforme sans en être vraiment un, avec sur la poitrine des médailles qui renforçaient cet effet. Il a salué la foule sans se départir un instant de son sourire. Il a souhaité la bienvenue à tous ses invités, les a remerciés d’être venus et a regretté de ne pouvoir s’entretenir personnellement avec eux, mais les a encouragés à profiter des rafraîchissements. Il a annoncé que le dîner n’allait pas tarder à être servi et qu’il serait suivi par les festivités de l’Indépendance dans le Grand Hall, par d’autres rafraîchissements, par le feu d’artifice sur la Grande Pelouse et enfin par son discours. Il a ajouté que c’était une journée dont la Nation pouvait être fière et qu’il espérait que nous la célébrerions avec vigueur et sincérité, puis a disparu derrière un rideau violet.
Nous ne l’avons revu qu’après le dîner.
En entrant à la queue leu leu dans la salle à manger, nous avons découvert que de petits bibelots qui portaient nos noms nous attribuaient des places précises aux longues tables. Calyxa et moi avions été installés ensemble, mais à distance de nos trois amis. Une malheureuse coïncidence a voulu que s’installât juste en face de nous Nelson Wieland, le brutal industriel qui avait fait si piètre impression sur Calyxa devant les écuries. À côté de lui a pris place un monsieur d’un âge similaire vêtu de soie et de laine, qu’on nous a présenté comme M. Billy Palumbo. La conversation a fait apparaître au moment du potage que M. Palumbo était agriculteur. Il possédait plusieurs grands domaines au nord de l’État de New York, où ses sous-contrats faisaient pousser des haricots et du maïs pour le marché urbain.
M. Wieland a critiqué le potage de courge, qu’il trouvait trop épais.
« Il m’a l’air très bien, à moi, a répliqué M. Palumbo. J’aime qu’un bouillon tienne au corps. Qu’est-ce que vous en dites, madame Hazzard ?
— Il est sûrement très bien, a répondu Calyxa avec indifférence.
— Mieux que ça, ai-je ajouté. J’ignorais qu’on pouvait rendre aussi savoureuse une simple courge, ou même en récolter à cette époque de l’année.
— J’en ai goûté de meilleurs », a assuré Wieland.
La discussion s’est poursuivie dans cette veine culinaire pendant tout le repas. On a servi des oignons bouillis : trop ou pas assez cuits, nous en avons débattu. Des médaillons d’agneau : découpés trop saignants, d’après Palumbo. Des pommes de terre : cueillies jeunes. Le café, trop fort pour la constitution de M. Wieland. Et ainsi de suite.
Le temps qu’on nous servît le dessert – de la crème glacée à la gaulthérie, une nouveauté pour moi –, Calyxa semblait prête à jeter sa portion sur Palumbo et Wieland, s’ils ne cessaient pas de discuter nourriture. Elle a toutefois lancé un autre genre de projectile. « Vos sous-contrats mangent-ils aussi bien, monsieur Palumbo ? » a-t-elle soudain demandé.
La question a pris l’intéressé par surprise. « Eh bien, pas vraiment. » Il a souri. « Imaginez qu’on leur serve de la crème glacée ! Ils seraient vite trop corpulents pour travailler [65] Comme Palumbo l’était devenu depuis longtemps, mais je ne veux pas reprocher à un homme son embonpoint.
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— Ou peut-être travailleraient-ils plus dur, s’ils savaient pouvoir espérer ce genre de choses à la fin de la journée.
— J’en doute vraiment. Êtes-vous une radicale, madame Hazzard ?
— Je ne me considère pas ainsi.
— Vous m’en voyez ravi. La compassion, c’est très bien, mais déplacée, elle est dangereuse. Mes nombreuses années à surveiller les sous-contrats m’ont appris qu’il ne faut jamais les traiter que de manière très stricte. Ils confondent bonté et faiblesse. Et s’ils décèlent de la faiblesse chez un Propriétaire, ils en profitent. Ils sont connus pour leur paresse et trouvent toujours un moyen de s’y adonner.
— Tout à fait, a glissé M. Wieland. Prenez par exemple ce domestique que vous m’avez vu corriger plus tôt dans la soirée. “Ce n’est qu’une roue cassée”, pourriez-vous penser. Mais laissez faire, et demain il y aura deux roues cassées, ou une dizaine.
— Oui, ça fonctionne selon cette logique, a convenu Palumbo.
— Logique qui, poussée à son terme, a dit Calyxa, pourrait indiquer que les hommes qui travaillent à leur corps défendant ne font pas les ouvriers les plus efficaces.
— Madame Hazzard ! Mon Dieu ! s’est exclamé Palumbo. Si les sous-contrats sont maussades, c’est uniquement parce qu’ils n’arrivent pas à se rendre compte de la chance qu’ils ont. Avez-vous ce film populaire, Le Choix d’Eula ?
— Oui, mais je ne vois pas le rapport.
— Il explique très succinctement les origines du système des contrats. Un marché a été conclu vers la fin de la Fausse Affliction, les mêmes termes ont cours aujourd’hui.
— Croyez-vous en la théorie de la Dette Héritable, monsieur Palumbo ?
— “La Dette Héritable” est l’expression utilisée par les radicaux. Vous devriez vous montrer plus prudente dans vos lectures, madame Hazzard.
— C’est une question de possession, a coupé Wieland.
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