J’ai glissé la tête à l’extérieur. Manhattan s’étalait silencieuse dans l’obscurité du milieu de la nuit. J’entendais le bruissement des drapeaux et le crissement des insectes. L’ossature des Gratte-Ciel découpait des silhouettes anguleuses sur fond d’étoiles, et ici ou là couvait la lueur fulgurante de fonderies au loin. En bas, dans les écuries annexes à la maison, un cheval insomniaque a reniflé et tapé du fer sur le sol.
D’autres explosions ont retenti, accompagnées d’un rire étouffé. Un groupe de cinq ou six garçons a surgi d’entre deux maisons, des mèches allumées dans les mains. Des voix outragées les ont hélés depuis d’autres fenêtres.
Ce que j’avais pris pour des coups de feu n’était que le bruit de pétards jetés par des petits polissons qui prenaient de l’avance sur le 4 Juillet. Julian et moi avions joué le même genre de tours à Williams Ford dans notre enfance. Les fermiers nous en avaient voulu, pour qui nos explosions asséchaient le pis de leurs vaches.
Je n’ai pu réussir à me mettre en colère.
L’odeur de poudre noire est entrée avec l’air nocturne. Calyxa s’est agitée et a demandé d’une voix endormie s’il y avait le feu quelque part. « Ça sent comme si toute la ville brûlait, a-t-elle murmuré.
— Simples sottises de gamins », l’ai-je rassurée.
J’ai frissonné, malgré la chaleur de la nuit, j’ai fermé la fenêtre et je suis retourné me coucher.
Durant les jours qui ont précédé la fête de l’Indépendance, j’ai rédigé une Introduction spéciale à l’édition revue et corrigée des Aventures du capitaine Commongold (Qu’on sait désormais être Julian Comstock), jeune héros du Saguenay , et remplacé toutes les virgules supprimées ou mal placées par M. Theodore Dornwood. En ce qui concerne cette Introduction, j’ai suivi les conseils de Sam Godwin, qui trouvait très important qu’elle n’insultât pas le Président en titre et lui tressât plutôt quelques lauriers.
Je n’en avais aucune envie. Après tout ce que Julian avait raconté sur son oncle, cela ressemblait à de l’hypocrisie. Comme je l’ai dit à Sam.
« C ’est de l’hypocrisie. Et même un mensonge. Mais c’est pour le bien de Julian. Ça pourrait lui sauver la vie, ou du moins la prolonger. »
Je pouvais donc difficilement refuser, car il s’agissait du même document qui avait en premier lieu mis Julian en péril, et qu’il pût à présent servir à le protéger n’allait pas pour me déplaire. J’ai donc écrit que Julian s’était enrôlé dans l’armée des Laurentides sous un nom d’emprunt « afin de ne pas bénéficier du régime de faveur qu’on aurait pu accorder au neveu du Président, mais d’être traité comme un soldat du rang ordinaire ». Non que Deklan Comstock s’abaisserait jamais à influencer les militaires afin d’obtenir une meilleure position pour Julian : « Le Président estime sans nul doute, tout comme Julian, qu’un homme doit se distinguer par ses propres qualités et son propre comportement, plutôt que par ceux d’un autre. Julian craignait qu’un officier pût le favoriser pour essayer de s’insinuer dans les bonnes grâces des Comstock et il refusait par fierté comme par patriotisme tout privilège immérité. » Julian, ai-je écrit, voulait parvenir à l’héroïsme, s’il y parvenait, « de la même manière que Deklan le Conquérant : grâce à ses actes et sans aide extérieure ».
Quand il a lu ces lignes, Julian a grimacé et estimé que je devrais travailler pour le Dominion, vu mon aisance dans le mensonge flatteur, mais Sam l’a réprimandé en expliquant que j’avais inclus ce passage sur son insistance.
« J’ai passé du temps avec des officiers militaires en permission de l’armée des Laurentides, a indiqué Sam. Deklan Comstock suscite un fort mécontentement dans les rangs supérieurs, particulièrement dans l’entourage du général Galligasken. Le Président essaye de diriger l’armée comme un tyran, ordonne des attaques et stratégies bizarres de sa propre invention, et quand elles échouent, ce qui est presque inévitable, il punit un malchanceux général de division ou le remplace par un autre plus servile. Notre réussite à Chicoutimi n’est hélas pas représentative de l’évolution globale de la guerre. L’armée des Laurentides ne peut continuer à subir des pertes aussi importantes… Pour éviter un effondrement complet, le Président va devoir rappeler des anciens combattants, ou bien préparer une nouvelle conscription. Je vous le dis dans la plus stricte confidence : si nous pouvons apaiser Deklan le Conquérant, même temporairement, nous pourrions aussi lui survivre. »
C’était des nouvelles troublantes, malgré leur côté positif, mais je ne pouvais rien y faire. Julian les a accueillies d’un hochement de tête et d’un froncement de sourcils.
Plus tard dans la journée, j’ai demandé à Sam s’il avait eu des contacts avec les Juifs de New York, plutôt nombreux… J’en avais vu se rendre tout de noir vêtus à leurs offices du samedi, dans une enclave près du quartier égyptien [61] J’ai d’abord cru que les immigrés égyptiens étaient juifs aussi, puisque les uns comme les autres adoraient dans d’étranges temples, mais Sam m’a expliqué que je me fourvoyais.
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« Je pouvais me permettre de telles fréquentations à Montréal, m’a-t-il répondu. En tant que Sam Godwin, je suis bien trop connu pour m’y risquer.
— Quel serait le risque ? Le judaïsme est légal dans cet État, il me semble ?
— Légal, mais à peine respectable. » Sam et moi flânions sur Broadway, non pour l’exercice, mais afin de converser sans craindre que notre conversation parvînt aux oreilles des domestiques. Le fracas des roues de chariots et des sabots des chevaux, auquel s’ajoutait le claquement des bannières de la fête de l’Indépendance, rendait impossible à quiconque d’entendre ce que nous disions… nous avions d’ailleurs nous-mêmes du mal à nous comprendre.
« Quelle importance, la respectabilité ? » En étant moi-même fort peu pourvu, je n’étais guère enclin à accorder de valeur à cette marchandise.
« Aucune pour moi personnellement, mais elle compte beaucoup pour certaines des personnes avec qui je traite. Les militaires, bien entendu. Le Dominion, ça va sans dire. Ce que j’ai fait au nom de Julian, je ne peux continuer à le faire si tout le monde finit par me connaître comme juif pratiquant. Et même dans ma vie privée…
— Tu en as une, Sam ? » ai-je demandé en regrettant aussitôt mon impertinence. Il m’a lancé un regard mauvais.
« J’hésite à en parler. Mais le jeune marié que tu es arrivera peut-être à comprendre. Il y a des années, avant que le père de Julian meure, j’ai eu la malchance de tomber amoureux de M me Emily Baines Comstock. »
La nouvelle n’avait rien de stupéfiant. Je l’avais vu rougir chaque fois que M me Comstock entrait dans la pièce, et je l’avais vue rougir aussi, d’une manière qui laissait penser à la possibilité d’une affection mutuelle. Sam avait presque cinquante ans, tout comme M me Comstock, mais j’avais appris que l’amour pouvait s’épanouir même chez les personnes âgées. Cela m’a néanmoins fort surpris d’entendre Sam en parler.
« Je sais à quoi tu penses, Adam… Les obstacles sont insurmontables. »
Ce n’était pas tout à fait ce à quoi je pensais, mais cela ferait l’affaire.
« Néanmoins, a continué Sam, j’ai révélé une partie de mes sentiments à Emily, qui m’a alors laissé entendre que, dans une certaine mesure, elle pourrait y répondre.
— Elle t’a dit de refaire pousser ta barbe, et tu l’as fait.
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