Il a manifesté moins de surprise que je m’y attendais. « Et qu’affirmez-vous que Dornwood vous a volé ? Une montre, un portefeuille, l’affection d’une femme ?
— Des mots. Vingt mille, à peu près. » J’avais évalué la longueur des Aventures de Julian Commongold. Un mot n’est pas grand-chose, mais vingt mille de pas grand-chose, cela pèse un certain poids. « Puis-je m’expliquer ?
— Je vous en prie. »
Je lui ai raconté le travail que j’avais effectué pour Dornwood à Montréal et la manière dont celui-ci en avait disposé par la suite.
Sans me répondre, M. Hungerford a demandé à son secrétaire d’aller quérir Dornwood, qui disposait apparemment d’un bureau dans le bâtiment. Le scélérat est arrivé quelques instants plus tard.
Dornwood à Manhattan ne ressemblait plus à l’ivrogne parfumé au chanvre que j’avais vu pour la dernière fois aux environs de Montréal. Le succès de Capitaine Commongold avait amélioré ses vêtements, sa tonsure et sa couleur de peau. Il semblait malheureusement lui avoir aussi endommagé la mémoire. Il m’a regardé sans me reconnaître, ou du moins il a fait semblant, jusqu’à ce que M. Hungerford nous présentât.
« Ah oui ! M. Hazzard… c’était le soldat Hazzard, non ? Ravi de voir que vous avez survécu à votre service. Excusez-moi de ne pas vous avoir reconnu sans votre uniforme.
— Eh bien, moi, je vous connais, avec ou sans uniforme.
— Ce jeune homme a un grief contre vous, a dit Hungerford avant de répéter avec suffisamment de détails ce que je lui avais raconté. Qu’avez-vous à répondre ? »
Theodore Dornwood a haussé les épaules en prenant un air vaguement blessé. « Eh bien, qu’est-ce que je peux dire ? J’imagine qu’il y a une part de vérité là-dedans. Je me souviens en effet du soldat Hazzard venant me trouver pour des leçons d’écriture. Et j’ai bel et bien accepté de lire quelques pages sorties de sa plume.
— Vous l’admettez ! me suis-je écrié.
— J’admets vous avoir consulté , oui. Je pense que vous vous méprenez sur la nature du journalisme, soldat Hazzard. Mais je ne vous reproche rien, un garçon bailleur des régions boréales pouvait difficilement en savoir davantage. Un journaliste puise à de nombreuses sources. Vous et moi avons parlé de Julian Commongold, en effet… vous m’avez peut-être même montré quelques notes écrites… mais j’ai discuté de ce sujet avec énormément de fantassins et d’officiers, en dehors de vous-même. Dans la mesure où je me suis servi de vos notes comme source partielle (et j’admets que cela a pu être le cas), c’était en échange de mon avis sur vos écrits… pour ce que je pouvais fournir comme avis à un habitant de l’Ouest peu instruit. Aucun marché officiel n’a été conclu, bien entendu, mais si jamais il y a eu un marché officieux, il a sûrement été rempli. »
Je l’ai dévisagé. « Je n’ai conclu aucun marché. »
M. Hungerford a aussitôt levé les yeux. « Si vous n’avez conclu aucun marché, monsieur Hazzard, il n’y en avait donc aucun à respecter, si ? J’ai bien peur que M. Dornwood l’emporte sur tous les points.
— Sauf que chaque mot imprimé dans Capitaine Commongold est à moi, exactement comme je l’ai écrit !… à part les virgules mal placées. »
Dornwood, qui s’avérait à l’aise et efficace dans le mensonge, a levé les mains en implorant du regard son employeur. « Il m’accuse de plagiat. Dois-je m’abaisser à nier ?
— Écoutez, monsieur Hazzard, a dit Hungerford, vous n’êtes pas le premier à débarquer ici en affirmant qu’une brochure était basée sur une de ses idées, qu’on lui aurait “volée” je ne sais comment. Cela se produit avec chacune de nos publications à succès. Je ne veux pas vous traiter de menteur, et Dornwood admet généreusement que vous avez constitué une de ses centaines de sources, mais vous n’avez aucune preuve à présenter à l’appui de vos dires et tout laisse à penser qu’il s’agit simplement d’un pénible malentendu de votre part.
— Je me réjouis que vous ne me traitiez pas de menteur, car je n’en suis pas un… même si vous n’auriez pas à chercher loin pour en trouver !
— Allons, a dit Dornwood.
— La discussion est close, a lancé Hungerford en se levant brusquement. Et je veux aller déjeuner. Désolé de ne rien pouvoir faire pour vous satisfaire, monsieur Hazzard.
— Je ne veux pas qu’on me satisfasse, je veux être payé ! Je vous tramerai en justice, s’il le faut !
— Que vous dites. J’espère pour vous que vous n’en ferez rien. Si vous insistez, vous pouvez revenir cet après-midi m’en parler en présence de mon avocat. Il passe au bureau vers trois heures. Il pourra peut-être vous convaincre que vous n’avez aucune chance, si je n’y arrive pas moi-même. Au revoir, monsieur Hazzard… vous connaissez le chemin. »
Dornwood m’a souri d’un air exaspérant.
Je suis rentré inconsolable et j’ai découvert que Calyxa était sortie avec M me Comstock s’acheter des vêtements pour les festivités de l’Indépendance au palais exécutif. Rentré tard, car il était resté après le film pour revoir des gens du spectacle et des esthètes de Broadway qui comptaient parmi ses amis, Julian venait de se lever. Je l’ai croisé sur le chemin de la cuisine et il m’a demandé si j’avais déjà pris mon petit déjeuner.
« Depuis des heures, ai-je répondu avec irritation, il est même déjà tard pour le déjeuner.
— Parfait… j’ai davantage envie de déjeuner. Si on sortait prendre un bon repas ? Sans vouloir froisser le personnel de cuisine.
— Je crois que je préférerais passer l’après-midi à lire.
— Par cette belle journée ?
— Comment peux-tu savoir si elle est belle ou pas ? Tu n’as même pas encore dû mettre le nez à la fenêtre.
— Sa beauté glisse par-dessous les portes. Je sens l’odeur du soleil. Ne fais pas le fossile, Adam. Viens déjeuner avec moi. »
Je pouvais difficilement résister à son invitation sans parler des événements de la matinée, que je préférais garder par-devers moi. Nous nous sommes installés dans un restaurant relativement proche qui servait de la langue de bœuf en tourte et des dés de porc d’une qualité raffinée. J’ai essayé de sourire et de bavarder, mais j’ai à peine touché à mon assiette et j’étais de compagnie si morose que Julian n’a eu de cesse de m’interroger sur mon état d’esprit.
« Ce n’est rien, ai-je prétendu. Peut-être une indigestion.
— Ou peut-être tout autre chose. Tu t’es disputé avec Calyxa ?
— Non…
— Tu t’inquiètes pour la fête de l’Indépendance ?
— Non…
— Quoi, alors ? Allez, Adam, avoue. »
Il a refusé de changer de sujet, aussi me suis-je laissé fléchir et ai-je raconté ma visite au Spark.
Julian m’a écouté sans m’interrompre. L’attentif serveur a servi café et petits gâteaux, auxquels je ne me suis pas intéressé. J’avais du mal à regarder Julian dans les yeux. Quand j’ai toutefois fini par me taire et lui-même par prendre la parole, il m’a seulement dit : « Les gâteaux sont excellents, Adam. Goûtes-en un.
— Je me fiche des gâteaux, me suis-je exclamé. Ne vas-tu pas me réprimander pour ma naïveté ou je ne sais quoi ?
— Pas du tout. J’admire ce que tu as fait. Que tu te sois défendu, je veux dire. La justice est entièrement de ton côté, cela ne souffre aucun doute. C’est ta méthode qui pèche.
— J’ignorais en avoir une.
— Manifestement, tu n’en as pas. Je vais te dire : pourquoi tu ne retournes pas voir Hungerford dans son bureau cet après-midi, comme il te l’a suggéré ? »
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