— En tant que spectacle dramatique ? » Elle a roulé les yeux de mépris. « Et les chansons… excuse-moi, les arias… sont simplettes. La chanteuse a du talent, par contre. Sa voix est un peu plate dans les registres aigus, mais vigoureuse et éloquente, dans l’ensemble. »
J’ai poliment exprimé mon désaccord quant à la qualité dramatique, mais son opinion sur la musique équivalait à de grandes louanges, car même dans ses meilleurs moments, Calyxa n’accordait son approbation qu’à contrecœur.
Le public est revenu dans l’auditorium et les lumières se sont éteintes pour le deuxième acte. Le film a repris avec un autre Spectacle : des centaines d’hommes et de femmes en haillons fuyant la Chute des Villes, sur un fond sonore constitué d’un mélancolique panégyrique à la trompette et du rythme de pieds en train d’avancer lourdement. Parmi ces personnes figurait le pasteur condamné Boone, qui avait échappé aux flammes (ce qu’Eula ignorait). Au cours d’une scène touchante, il rencontrait par hasard les brutaux Policiers Profanes responsables de son arrestation, qui mouraient à présent de faim et souffraient de leurs brûlures. Malgré les péchés qu’ils avaient commis à son égard, il les aidait à renoncer à leur apostasie et les conduisait à la rédemption au moment de leur trépas. En se relevant de cette tâche sacrée, Boone aux joues striées de larmes aperçut au loin une Bannière de la Croix parmi les réfugiés en mouvement. Il reconnut en celle-ci un symbole du tout nouveau Dominion de Jésus-Christ sur Terre… une union de toutes les Églises Persécutées, événement qu’il salua par son
Aria : Au milieu du désert, un drapeau.
Eula, sans que Boone n’en sût rien, faisait partie de cette foule de citadins vagabonds. Lorsque la faim menaça de la terrasser, elle fut obligée de mendier l’aide de Foster, l’ancien industriel. Celui-ci, qui voyageait en chariot, expliqua vouloir se rendre dans une plantation rurale qu’il possédait. Il se comporta avec Eula d’une manière impeccablement aimable et chaste, et malgré l’amour qu’elle portait encore à Boone, croyant le pasteur mort dans l’incendie, elle accepta les cadeaux de Foster d’un cœur relativement libre. La plaintive chanson de deuxième acte d’Eula, accompagnée au piano et non par un orchestre complet, était
Aria : Je vais saisir cette main tendue.
Foster et Eula, qui devenaient de plus en plus proches, voyagèrent ensuite à bord du chariot de Foster dans un montage de scènes qui montraient le monde dégradé de la Fausse Affliction. Il y avait des maisons en ruine, des fermes envahies par la poussière, du bétail qui mourait de faim, des Avions tombés, des Automobiles rouillées, etc. Après de pénibles aventures, ils finirent par arriver dans une petite ville qui occupait le sommet d’une colline non loin des terres appartenant à Foster. Cette agglomération sortie indemne de la Chute des Villes était protégée par l’inébranlable Christianisme de sa population. Ses habitants avaient érigé un immense symbole de leur foi au point culminant de la région, incitant Foster à entonner l’
Aria : Là-bas, brillant sur la colline… Une croix !
L’Acte s’achevait sur Eula qui apercevait stupéfaite un des nombreux ecclésiastiques rassemblés dans cette ville vertueuse pour contribuer au travail des défenseurs de la foi : nul autre que Boone, son ex-promis.
Le rideau est tombé sur cette découverte à couper le souffle.
Cette fois, nous sommes tous trois allés dans le foyer durant l’entracte. En satisfaisant à un besoin naturel, j’ai découvert un autre des luxes imprévus de la classe eupatridienne : une tuyauterie intérieure si propre que les réceptacles émaillés pour messieurs brillaient, comme tout récemment cirés, et sentaient le citron. Stupéfiant, ce que l’ingéniosité humaine peut produire comme raffinements dans ce domaine !
J’ai regagné ma place à temps pour le troisième Acte.
C’était la partie du film dans laquelle un Choix, mis en valeur dans le titre, était soumis à la pauvre Eula. Il fournirait de solides occasions aux actrices qui la représentaient (vocalement et sur la pellicule) de se mettre en valeur, mais nous avons d’abord vu Foster affronter lui-même un dilemme. Sa plantation, non loin de la ville pieuse dans laquelle Eula et lui s’étaient réfugiés, offrait un spectacle de dévastation : les réfugiés affamés avaient piétiné la récolte de blé et le manque de personnel empêchait de moissonner ce qui en restait. Dans le même temps, les réfugiés se pressaient jour après jour en ville dans l’espoir d’y trouver pitance. La solution consistait manifestement à employer ces vagabonds sans terre comme main-d’œuvre agricole… mais Foster ne pouvait en embaucher aucun : il n’avait pas d’argent pour les rémunérer. De toute manière, le travail de ferme (garantie d’un repas journalier) était si désirable que la foule se serait battue pour l’avoir. Aussi Foster conçut-il une ingénieuse solution :
Aria : La générosité peut acheter tout ce qui se vend
chanta-t-il, en acceptant des promesses de contrat à vie de la part d’hommes disposés à renoncer à des salaires journaliers [56] Une promesse seule scelle l’accord/Votre travail est mien tant que je satisfais vos besoins, etc. S’il y eut le moindre marchandage durant la conclusion de ce marché, le film ne l’a pas montré.
. Pour faire respecter l’arrangement, et pour qu’il fonctionne, il demanda l’assistance du clergé en général et du pasteur Boone en particulier.
Ainsi Eula put-elle voir ses deux soupirants rivaux unis dans la création de cette Amérique nouvelle et plus pieuse qui pousserait sur les ruines de l’ancienne. Foster ignorait la liaison passée entre Eula et Boone, mais ce dernier reconnut aussitôt la jeune femme quand il lui fut présenté au cours d’une réunion amicale. Discernant sans tarder la nature de son intimité avec Foster, Boone feignit l’ignorance [57] Même s’il fallait être idiot pour ne pas comprendre ses grimaces, dont l’acteur sur l’écran usait et abusait.
et Eula entra dans son jeu. Cela culmina durant une promenade au clair de lune qui vit Boone interpréter dans un pré sa mélancolique
Aria : Je donne à Dieu ce que refuse la Terre
par laquelle il renonçait à l’amour terrestre en faveur de sa variante céleste, plus fiable. Eula l’écouta d’entre les arbres en versant des larmes presque aussi abondantes que celles des spectatrices dans la salle [58] Ces dames n’ont pas apprécié certains élégants de Broadway eux aussi présents dans la salle et dont on a rapidement fait cesser les cris de «T’as raison!… Reste célibataire, si tu peux!».
.
Foster la demanda en mariage dans une scène qui se déroulait le lendemain. Eula n’accepta pas aussitôt, mais alla chercher conseil auprès de Boone. Elle s’approcha de lui comme une pénitente approche d’un pasteur – sans que ni l’un ni l’autre n’admît leur relation passée, dont ils avaient pourtant tous deux douloureusement conscience – et lui raconta tout ce qui lui était arrivé depuis la Chute des Villes, jusqu’à la demande de Foster. Elle confia avoir vu son précédent promis, qu’elle avait cru mort, et l’aimer encore sincèrement, mais elle aimait aussi Foster et la confusion régnait dans son esprit.
Bouleversé, Boone finit par répondre. « Beaucoup de choses ont changé depuis la fin de l’ancien monde », a prononcé l’acteur-voix qui donnait à ce discours tous les trémolos et frémissements de l’émotion refoulée, en synchronisant précisément ses mots avec les mouvements des lèvres de l’acteur sur l’écran. « Nous sommes engagés dans une nouvelle relation avec le sacré. C’est le crépuscule d’un ancien style de vie et l’aube d’un nouveau. Les vœux d’autrefois ne sont pas brisés, mais annulés. Ton mariage, si tu te maries, sera sûrement béni… » (un long temps d’arrêt, la gorge serrée) « … malgré… malgré ce qu’il y a eu avant. »
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