— Que veux-tu dire ?
— Que demain, je rentre à Manhattan. »
Notre idylle nerveuse était terminée.
Nous avons embarqué le lendemain sur le Sylvania. La tempête survenue au cours de la nuit avait conduit à une matinée fraîche et pluvieuse. J’ai passé un bon moment dans la timonerie du Sylvania à satisfaire ma curiosité pour les principes et les techniques de la navigation d’un vapeur. Je suis ensuite descendu dans la cabine, plus chaude, où Julian était installé avec un livre sur les genoux.
« L’avenir me préoccupe, ai-je lancé.
— Si tant est que nous en ayons un, tu veux dire ?
— Ne plaisante pas, Julian. Je sais ce qui nous menace. Mais je suis marié… j’ai des obligations et il me faut prendre mes propres dispositions. Calyxa et moi ne pouvons profiter éternellement de ton hospitalité. En arrivant à Manhattan, j’ai l’intention de trouver un emploi… n’importe lequel, tant que ce n’est pas dans le conditionnement de la viande [51] J’avais pris à cœur les nombreux sermons de Lymon Pugh sur le sujet.
… puis de chercher un endroit où nous pourrons vivre, Calyxa et moi.
— Eh bien, voilà qui relève d’une noble intention. Mais tu devrais attendre que la fête de l’Indépendance soit passée, tu ne crois pas ? Vous pouvez sans problème habiter avec nous en attendant. Vous n’êtes pas un fardeau pour la maisonnée, crois-moi.
— Merci, Julian, mais pourquoi attendre ? Je pourrais rater une occasion.
— Ou accepter un engagement qu’il te sera impossible de garder. Adam… peut-être ma mère ne s’est-elle pas montrée assez explicite sur l’invitation de Deklan Comstock. Quand elle a dit que nous étions invités au palais exécutif, le pronom t’incluait.
— Quoi !
— Ainsi que Calyxa. »
Sous le choc, mes genoux ont failli se dérober. « Comment est-ce possible ? Qu’est-ce que me veut le Président ? Et d’ailleurs, comment peut-il savoir quoi que ce soit sur moi ?
— Ses hommes ont sans doute soudoyé ou menacé nos domestiques. Les murs leur sont transparents. Ton nom et celui de Calyxa figuraient en toutes lettres dans l’invitation.
— Julian, je ne suis qu’un garçon bailleur… je ne sais pas comment me comporter face à un président, encore moins à un président assassin !
— Il ne te fera sans doute pas assassiner. Mais il a dû apprendre que tu étais le véritable chroniqueur de mes soi-disant “aventures” et j’imagine qu’il veut jeter un coup d’œil sur toi. Quant à ta conduite… » Il a haussé les épaules. « Sois toi-même. Tu n’as rien à gagner à prendre une pose, et rien à perdre en révélant tes origines. Si le Président veut me tourner en dérision parce que je m’associe avec des garçons bailleurs et des chanteuses de taverne, laisse-le faire. »
Cela ne me réjouissait guère, mais je me suis mordu la lèvre sans répondre.
« En attendant, a dit Julian, je te dois une faveur.
— Sûrement pas.
— Mais si. Quand tu t’es pris d’amitié pour moi à Williams Ford, tu m’as montré tout ce que tu savais de cette Propriété et de la manière d’y chasser.
— Et toi, tu m’as montré Edenvale.
— Edenvale n’est rien. Manhattan, Adam ! Ma ville, c’est Manhattan, et je veux t’en apprendre les dangers comme les plaisirs avant que tu commences ta vie de travailleur. »
Il cherchait peut-être ainsi à nous changer les idées, mais comme notre existence semblait devenue dangereuse, j’étais disposé à me laisser faire. « Je pourrais peut-être apprendre deux ou trois choses sur les manières des Aristos avant qu’on me jette parmi eux dans le palais présidentiel.
— Exactement. Et la première leçon sera de ne pas utiliser le mot “Aristos”.
— Les Aristocrates, alors.
— Non plus. Entre nous, nous sommes “la Communauté eupatridienne”. »
Une étiquette assez longue pour s’étrangler avec, me suis-je dit, mais je me suis consciencieusement entraîné et cela a fini par cesser de me rester coincé dans la gorge.
S’il n’est pas versé dans l’histoire récente, le lecteur n’aura peut-être de cesse de découvrir si Julian et moi avons été tués pendant la fête de l’Indépendance. Mon intention n’est pas de différer la réponse à cette importante question, mais les événements du 4 Juillet prendront tout leur sens quand j’aurais décrit ceux qui les ont précédés.
Cela a été une époque d’appréhension pour Calyxa et pour moi-même, même si nous étions jeunes mariés et enclins à croire à notre propre immortalité. Le président Comstock ne s’intéressait pas vraiment à nous, d’après Calyxa, et de toute manière, nous n’étions pas enfermés dans les élégants appartements de l’Aristocratie. Rien ne nous empêchait d’emballer nos affaires et de partir vivre dans l’anonymat à Boston ou Buffalo, hors de portée de n’importe quel Président à l’esprit égaré. J’écrirais (dans ce scénario) des livres sous un nom d’emprunt tandis que Calyxa chanterait dans des cafés respectables. Nous sommes allés jusqu’à nous renseigner sur le prix des billets de train et à étudier les horaires, même si l’idée d’abandonner Julian à son sort m’affligeait.
« C’est son propre destin, a dit Calyxa, il pourrait s’en protéger s’il le voulait. Il s’est déjà enfui… ne peut-il pas recommencer ? Demande-lui de nous accompagner. »
Quand j’ai soumis ce choix à Julian, celui-ci a toutefois secoué la tête. « Non, Adam. Ce n’est plus possible. Je me suis échappé par miracle de Williams Ford, mais ici, la surveillance est beaucoup plus stricte.
— Quelle surveillance ? Je n’en vois pas la moindre. New York est une grande ville… assez grande pour s’y fondre, il me semble.
— Mon oncle a des yeux partout. Je ne peux pas préparer le moindre bagage sans qu’il en entende parler. Cette maison est surveillée, mais très discrètement. Si je sors me promener, les hommes du Président ne sont pas loin derrière. Si j’abuse de la boisson dans une taverne de Broadway, un rapport aboutira sur le bureau de Deklan le Conquérant.
— Calyxa et moi sommes surveillés aussi ?
— Sans doute, mais pas d’aussi près. » Il s’est assuré d’un coup d’œil qu’aucun domestique ne pouvait nous entendre. « Si vous voulez vous enfuir, vous y auriez tout intérêt. Je ne vous en empêcherai pas et ne vous reprocherai rien. Mais il faut le faire sans qu’on vous voie, sinon les hommes du Président vous ramèneront pour vous utiliser contre moi. Pour parler franchement, vu votre peu d’intérêt aux yeux de Deklan, c’est peut-être ici que vous êtes le plus en sécurité. Mais la décision vous appartient, bien entendu. » Il a ajouté : « Je regrette que vous vous retrouviez mêlés à cette histoire, Adam. Cela n’a jamais été mon intention et je ferai tout mon possible pour vous aider. »
Calyxa et moi avons donc continué à étudier les horaires de trains et à dresser de vagues plans, sans aller jusqu’à les mettre en application. Nous avons continué à habiter la maison de grès brun tandis que jours et semaines s’écoulaient. M me Comstock a poursuivi son travail de bienfaisance et réuni de temps à autre le cercle artistique de Manhattan chez elle, réunions que Julian appréciait énormément. Sam s’est souvent absenté durant cette période : il approfondissait ses contacts aux échelons supérieurs de l’armée… car « Sam Samson », redevenu Sam Godwin, avait retrouvé sa réputation de vétéran de la guerre Isthmique, et j’imaginais qu’il se livrait à sa propre récolte d’informations avec pour objectif de découvrir les intentions ultimes du Président.
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