— Il y a davantage d’arbres que de trésors, à ce que je vois.
— Ainsi l’a voulu le destin. Mais toute cette forêt a poussé sur des couches de débris des Profanes de l’Ancien Temps. Où que tu creuses, tu déterres toujours un vieux truc, cuiller, bouton ou os. Par là… » Il a désigné un coteau recouvert de mûres et de bouleaux. « … par là, il y a des fondations creusées dans le versant et les restes de maisons effondrées. Tu sais ce que j’y ai trouvé, quand j’étais gamin ?
— Des scarabées ? Des araignées ? Du sumac vénéneux ?
— Oui, tout cela, mais plus important… des livres !
— Tu aimais déjà les livres, non ?
— Avant même de savoir ce qu’ils signifiaient. La plupart de ceux que j’ai trouvés étaient dégoûtants et avaient pris l’eau, mais il restait une page lisible ici ou là. Je n’ai pas simplement lu ces fragments, Adam, je les ai presque appris par cœur. C’était une sensation bizarrement délicieuse rien que de les avoir dans la main… comme si j’avais trouvé le moyen d’écouter une conversation dissipée un siècle plus tôt dans les airs.
— C’était quel genre de livres ? »
Il a haussé les épaules. « Surtout des romans. Des histoires de relations intimes ou de meurtres, des inventions fantasques de voyage dans les étoiles ou dans le temps.
— Rien d’approuvé par le Dominion, bien entendu.
— Non, ce qui constituait la moitié du plaisir. C’était un fruit défendu mais sucré, même quand il dépassait mon entendement. Il me disait que l’histoire enseignée par le Dominion était au mieux partiale. La vérité du Dominion est bâtie sur des fondations fissurées, et au fond de ces fissures gisent des choses très belles et extrêmement intéressantes.
— Et dangereuses », ai-je dit, malgré la curiosité que m’inspiraient ces histoires de voyages dans le temps et autres abominations.
« La vérité est périlleuse, a admis Julian, mais l’ignorance aussi, Adam… Et bien davantage.
— Nous allons donc voir ces ruines ?
— J’ai emporté depuis bien longtemps tout ce qui y avait de la valeur. Non, aujourd’hui, nous allons pêcher. »
Sur ces mots, il m’a conduit un demi-mille plus loin jusqu’à un lac au milieu d’un bosquet d’ailantes et de bouleaux… un ovale bleu plat comme du verre au milieu des bois, ses rives étouffées par le gaillet et la salicaire pourpre. Julian a commencé à défaire son paquet, que je supposais contenir les cannes et bobines nécessaires à la pêche à la mouche. Je me trompais.
Car nous avons péché au cerf-volant.
Les cerfs-volants – il y en avait deux – étaient d’un modèle que je n’avais encore jamais vu : un coin de soie avec des « ailes » courtaudes et un orifice dans le quadrant inférieur, soutenu par trois lattes souples parallèles. Cela formait un dispositif non pas rigide, mais ce que Julian a appelé un « paraplane ». Lancé dans le vent, il se déployait comme une voile et restait très stable en l’air, sans plonger et remonter à la manière des grossiers cerfs-volants que j’avais fabriqués dans mon enfance, ni voler sur le dos ou s’écraser sans avertissement sur le sol. Julian a lancé le sien en premier, pour me montrer comment faire, même si cela n’avait rien de compliqué. Livré à lui-même, l’engin était si stable qu’il restait au même endroit du ciel, comme collé là par la légère brise. En tirant sur la ficelle ou en actionnant l’enrouleur, Julian pouvait faire aller à sa guise le cerf-volant plus haut, plus bas, plus à gauche ou plus à droite.
L’histoire ne s’arrête cependant pas là. Chacun des cerfs-volants emportait, au bout d’une seconde ficelle reliée à la bride, un bouchon de liège muni d’un hameçon sur lequel on avait fixé une mouche. D’où la « pêche au cerf-volant ». L’engin emportait l’appât plus loin du rivage que n’aurait été capable de le lancer le plus doué des pêcheurs à la mouche, dans des eaux profondes et tranquilles où le poisson abondait.
J’ai dit à Julian trouver l’invention ingénieuse, mais n’être pas tout à fait certain que cette originalité persuaderait les poissons de quitter leur domicile aquatique pour effectuer le voyage jusqu’à la poêle à frire. Il a hoché la tête en souriant. « Tu as raison, bien entendu. Comme il se doit. Tu te souviens de la maxime de mon père ? Un sport, un vrai, doit être difficile, malcommode et un peu idiot.
— J’imagine que ce qu’on fait remplit ces trois critères, alors.
— Mais tu t’amuses, non ? » Il s’est étendu sur la rive moussue en s’adossant à un tronc d’arbre, l’enrouleur du cerf-volant dans son giron. Des nuées de moucherons tournaient paresseusement au-dessus du lac ensoleillé et une tortue se chauffait sur un rocher non loin de nous. « Ce qui est tout le but d’un sport.
— Ces cerfs-volants sortent de l’ordinaire. Où as-tu appris à les fabriquer ?
— Dans un très vieux livre… où d’autre ?
— Les Profanes de l’Ancien Temps se souciaient vraiment de choses aussi triviales que des cerfs-volants ?
— Si étonnant que cela puisse paraître, Adam, ils ne passaient pas tout leur temps à forniquer hors des liens du mariage, à tourmenter les croyants, à épouser des individus du même sexe qu’eux ou à épouvanter les écoliers avec la théorie de l’Évolution. Ils avaient leurs divertissements innocents, comme nous. »
Autrement dit, c’était des gens aussi humains que Julian et moi… vérité banale, mais qu’on oubliait trop facilement. « Ils semblent avoir été très puissants, et très habiles avec les cerfs-volants, les moteurs et ce genre de choses. Je suis surpris qu’ils aient si rapidement décliné pendant la Fausse Affliction.
— Ce qu’on appelle la Fausse Affliction – et quelle impudence de la part du Dominion, de donner à une catastrophe un nom tiré de leur mauvaise interprétation de celle-ci ! – ne consiste pas en un seul, mais en plusieurs événements. La Fin du Pétrole, ou plus précisément la fin du pétrole bon marché, a handicapé le régime économique déséquilibré des Profanes. Mais il y a eu des crises du même genre avec l’eau et les terres arables. Les guerres pour les ressources de première nécessité se sont développées, tandis que l’agriculture mécanique devenait plus coûteuse et finalement difficile à pratiquer. La faim a pesé jusqu’au point de rupture sur les économies nationales, les maladies et épidémies ont renversé toutes les barrières hygiéniques érigées par les Anciens pour les arrêter. Les grandes villes, incapables de subvenir aux besoins de leurs propres populations, ont été envahies par des paysans affamés puis pillées par des foules furieuses. Avec la Chute des Villes est venue l’instauration des premières Propriétés rurales et la vente sous contrat des hommes valides. Le tout compliqué par l’Épidémie d’Infertilité qui a si drastiquement réduit la population mondiale et dont nous commençons tout juste à nous remettre.
— Ainsi les Anciens furent-ils punis pour leur arrogance. Je sais… j’ai lu les histoires, Julian : c’est un vieux sermon.
— Punis pour le crime d’avoir essayé d’atteindre la prospérité. Pour celui de liberté de curiosité intellectuelle. C’est du moins ce que voudrait nous faire croire le Dominion.
— Les histoires du Dominion exagèrent peut-être, mais les Profanes de l’Ancien Temps ne pouvaient être complètement innocents.
— Bien sûr que non. Personne ne l’est. Ils subissaient un système économique qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à une version complexe de la Chope Porte-Bonheur du soldat Langers. Ils étaient harcelés par d’avides Aristocrates, de belliqueux Dictateurs et d’ignorants Zélotes… exactement comme nous, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué.
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