Julian, Sam et M me Comstock ont commencé à discuter des possibles ramifications de toute l’histoire tandis que Calyxa et moi allions sur le pont essayer d’oublier notre cafard en regardant défiler New York. Manhattan avec ses tours squelettiques et son affairement perpétuel était déjà passé derrière nous, mais chacune des rives gardait quelques signes du travail des Profanes de l’Ancien Temps : des ruines à perte de vue, rappel que des êtres humains avaient grouillé là en nombre inconcevable durant l’Efflorescence du Pétrole. Ce qu’ils avaient laissé derrière eux était au fond un monumental Dépotoir, si vaste que malgré un siècle de fouilles dans ces ruines seuls les gisements les plus accessibles de cuivre, d’acier et d’antiquités avaient pu être récupérés. Ce travail semblait se poursuivre sur la rive du New Jersey, où des usines de relaminage et des fonderies lâchaient une fumée noire dans l’atmosphère. Nous sommes passés sous deux énormes ponts – l’un à moitié effondré et envahi par les herbes, l’autre toujours en réparation et encombré de circulation industrielle – tandis que le fleuve lui-même abondait en barges, en vapeurs et en ces petits bateaux au gréement bizarre tant appréciés par les nombreux immigrants égyptiens, qui les appelaient dahabis.
Sur le conseil de M me Comstock, Calyxa avait revêtu le corsage et la jupe d’une Aristo modeste. Elle portait ces vêtements à contrecœur, mais ils lui allaient bien, même si elle tirait sur la ceinture qui lui sanglait la taille comme s’il s’agissait d’un instrument de torture médiéval. « Ce n’est pas tout à fait de cette manière que je m’attendais à passer ma lune de miel », a-t-elle fait remarquer.
J’ai commencé à m’excuser, mais elle m’a arrêté d’un geste. « Tout ça est très intéressant, Adam, bien qu’un peu terrifiant. Julian court vraiment un danger mortel ?
— C’est presque certain. Deklan le Conquérant a tué son père pour le punir d’avoir atteint exactement le même genre de notoriété auquel vient d’accéder Julian. Il y a des limites à ce que même un président peut faire, bien entendu… les forces opposées de l’armée et du Dominion sont des contraintes concrètes, d’après Sam… mais Deklan est retors et peut attendre qu’un plan lui vienne à l’esprit.
— Pouvons-nous faire quelque chose pour l’aider ?
— D’un point de vue stratégique, non… mieux vaut laisser ça aux Aristos, qui comprennent comment fonctionnent ces choses. Sur le plan pratique, Julian sait pouvoir compter sur nous.
— Bien entendu, tout est surtout de la faute de ce Theodore Dornwood.
— S’il y a une justice en ce monde, il paiera pour ses vols et ses mensonges.
— Mais y en a-t-il une ? De justice, je veux dire ? »
J’ai pris cela pour une question pragmatique plutôt que philosophique. « Il y en aura une, si j’ai mon mot à dire sur la question.
— Tu veux dire que tu as l’intention de le punir toi-même ?
— Oui », ai-je assuré, et très sincèrement, même si je n’y avais pas beaucoup réfléchi. Peut-être ne pouvait-on traduire en justice Deklan le Conquérant, sauf au Jugement Dernier, mais Theodore Dornwood n’était pas un Aristo et il ne vivait pas à l’abri des murs d’enceinte d’un palais, si bien qu’il ne m’était pas forcément impossible de lui arracher un quelconque paiement.
J’ai juré de le faire un jour ou l’autre.
« Tout sport ou jeu d’extérieur, pour être un sport, doit répondre à trois caractéristiques essentielles, m’a dit Julian. Il faut qu’il soit difficile, malcommode et légèrement idiot. » Il m’a indiqué tenir de son père cette intéressante maxime.
C’était notre deuxième semaine à Edenvale. Deklan Comstock n’avait réagi ni en actes ni en paroles et, faute de combustible supplémentaire, le déchaînement de la presse avait commencé à diminuer. Peut-être cela a-t-il engendré parmi nous une impression prématurée de sécurité.
Edenvale était assurément une localité rassurante. Je n’avais jamais estivé dans la Propriété de campagne d’un Aristo, à moins de compter le nettoyage des écuries chez Duncan et Crowley. Edenvale m’a scandalisé et charmé par son luxe comme par son indolence. Ses terres n’étaient pas cultivées, mais gardées à l’état sauvage. On entretenait des sentiers pour se promener à pied ou à cheval dans les endroits pittoresques, et l’immense superficie de nature sauvage incitait à la chasse et à l’exploration.
La demeure elle-même était située sur une pelouse impeccablement entretenue bordée de jardins d’agrément. Les jours de beau temps, nous prenions notre petit déjeuner à l’extérieur, où les domestiques nous servaient sur de délicates tables blanchies à la chaux. Quand il pleuvait, Calyxa et moi explorions les pièces de la demeure, qui semblaient en nombre infini, ou bien nous nous installions dans la bibliothèque, garnie de classiques du dix-neuvième siècle et de romans à l’eau de rose approuvés par le Dominion. Le soir, Sam sortait un jeu de cartes et nous nous distrayions en jouant à l’euchre et à la rose rouge jusqu’à l’heure du coucher, sauf quand nous passions dans la salle de musique où M me Comstock s’exerçait à jouer Los Ojos Criollos au piano [50] Elle jouait avec ferveur mais hésitation, si bien que Calyxa et moi-même nous dispensions souvent de ces séances. Sam, au contraire, tirait un plaisir extrême de ces représentations et affirmait pouvoir écouter M me Comstock toute la soirée sans se lasser, ce qui ne l’a pas empêché de sembler reconnaissant quand elle est passée à des compositions plus simples telles que Ladies of Cairo ou Where the Sauquoit Meets the Mohawk.
. À une époque plus glorieuse, a expliqué Julian, la maison aurait été remplie d’Aristos, propriétaires ou sénateurs en visite, mais la pendaison de Bryce Comstock avait jeté une ombre sur la famille et exclu M me Comstock du circuit social de l’élite. Ses fréquentations provenaient depuis du milieu du show-business de Manhattan ou des rangs les plus modestes des fortunes en cours de constitution, et Edenvale n’attirait plus comme autrefois la bonne société.
Au bout de deux semaines, ces modestes divertissements ont commencé à perdre de leur charme et Julian m’a proposé de visiter les parties plus sauvages de la Propriété… la Propriété telle qu’il l’avait connue dans son enfance, avant d’être envoyé à Williams Ford. J’ai accepté avec plaisir et nous avons quitté la maison par une matinée fraîche et ensoleillée. Julian a emporté un bagage peu commun : un étroit sac de tapisserie long d’environ trois pieds. Je l’ai interrogé à ce sujet et c’est alors qu’il m’a répété la phrase de son père sur la nature du sport.
« C’est donc une espèce de matériel de sport ?
— Oui, mais je ne t’en dirai pas davantage pour le moment… je crois que tu seras agréablement surpris. »
Nous n’étions guère mieux habillés que lorsque nous partions chasser l’écureuil dans les forêts de Williams Ford, ce qui a été un soulagement pour moi après les effets aristos complexes et contraignants dont on nous avait revêtus et ceints au cours des jours précédents. Une brise retournait les feuilles des ailantes et des bouleaux au pied desquels nous passions, et nous avons eu l’impression d’avoir rajeuni, du moins pendant quelques heures.
À Williams Ford, de telles sorties mettaient toujours Julian d’humeur philosophique. Rien n’avait changé à ce niveau. Nous nous sommes arrêtés dans un bosquet de chênes-lièges pour nous rafraîchir aux gourdes que nous avions emportées. « C’est là que j’ai appris à aimer le passé, Adam…, a dit Julian. Enfant, c’était mon Dépotoir personnel.
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