— New York étant ce qu’elle est, ce qui s’est passé à la gare va rapidement s’ébruiter…
— Si bien que ton oncle va essayer de te tuer ? »
M me Comstock s’est raidie en entendant ces paroles brutales, mais elles n’ont tiré à Julian qu’un sourire triste. « Je crois.
— Avoir des tueurs dans sa famille, c’est une vraie malédiction, a dit Calyxa qui se considérait experte en la matière. Tu as toute ma compassion, Julian. »
La somptueuse calèche a suivi une rue, que j’apprendrais plus tard être Broadway, avant de tourner dans un quartier chic de très vieilles maisons aux façades en pierre, soit originales, soit bâties à partir d’authentiques restes. J’ai regardé autour de moi tandis que nous descendions de voiture, et tout ce que j’ai vu – une rue bordée d’arbres, des jardins aux fleurs de printemps écloses, des vitres d’une limpidité de pierre précieuse, etc. – exprimait l’Aristocratie et les Propriétés, non pas timidement, mais avec forfanterie. Nous avons monté une volée de marches pour entrer dans la salle de réception d’une grande demeure, où une petite armée de domestiques a accueilli M me Comstock et regardé son fils bouche bée. M me Comstock a tapé dans ses mains avant de lancer avec brusquerie : « Nous avons des invités… des chambres pour M. et M me Hazzard ainsi que pour M. Godwin, s’il vous plaît, et si les appartements de Julian ne sont pas en ordre, il faut les mettre dans un état acceptable. Mais juste pour la nuit. Nous partons demain nous installer à Edenvale. »
En réponse à mon regard interrogateur, Julian m’a expliqué à voix basse qu’il s’agissait d’une Propriété de campagne de la famille, plus haut sur le fleuve Hudson.
Certains des domestiques ont entrepris de souhaiter en personne la bienvenue à Julian. Ils semblaient se souvenir agréablement de lui et son arrivée les stupéfiait, puisque (ai-je appris plus tard) le bruit avait abondamment couru qu’il était mort. Julian a souri en retrouvant ces vieilles connaissances, mais M me Comstock a renvoyé d’un claquement de mains impatient les domestiques à leurs travaux et nous sommes passés dans un immense salon. Une fille en tablier blanc nous y a apporté des boissons glacées. J’ai supposé banal ce genre d’hospitalité chez les Aristos et essayé de l’accepter comme si j’y étais accoutumé, même si je n’avais jamais vu un tel luxe, y compris dans les demeures des familles Duncan et Crowley à Williams Ford… des retraites rustiques comparées aux excès et fastes de Manhattan, si cette maison en constituait un exemple.
Calyxa accueillait entre-temps tous ces événements avec un scepticisme affreusement visible et regardait la servante comme si elle voulait la convertir au Parmentiérisme, projet dans lequel j’ai espéré qu’elle n’allait pas se lancer.
« Je pense comprendre les grandes lignes de cette infortune », a annoncé Julian tandis que nous nous installions dans les profondeurs de nos sièges au prodigieux rembourrage. « L’histoire de ce qu’il m’est arrivé à la guerre a circulé d’une manière ou d’une autre à New York… mais j’ignore comment cela a pu se produire. »
J’ai grincé des dents, mais sans souffler mot. Je ne pouvais rien dire tant que mes soupçons n’étaient pas confirmés.
« Tu étais dans les journaux, a reconnu M me Comstock. Sous ton nom d’emprunt.
— Vraiment ? »
M me Comstock a rappelé la jeune servante. « Barbara, vous n’ignorez pas que j’ai interdit les périodiques de mauvaise qualité chez moi…
— Oh, non, a répondu Barbara.
— Et je sais que cette interdiction n’est pas respectée par l’ensemble du personnel. Soyez gentille, ne niez pas… nous n’avons pas le temps. Descendez voir en cuisine si vous trouvez quelque chose de suffisamment répugnant qui parle de “Julian Commongold”. Vous voyez de quoi je veux parler ?
— Oui ! Le cuisinier nous les lit à voix haute », a reconnu Barbara avant de rougir de son aveu et de quitter la pièce à la hâte.
Elle est revenue avec des Spark vieux d’une semaine et une brochure grossièrement reliée, échantillons de journalisme urbain que nous avons examinés et nous sommes fait passer.
Le Spark contenait « les dernières informations en provenance du front du Saguenay, dont la capture d’un canon chinois ! ». Cela s’est avéré une version abrégée de l’acte de bravoure de Julian à Chicoutimi, signée Theodore Dornwood, « le célèbre correspondant de guerre du Spark dans la campagne du Saguenay ».
Pire encore était la brochure, presque un opuscule, compilation imprimée des reportages de M. Dornwood titrée Les Aventures du capitaine Commongold, jeune héros du Saguenay. Cela se vendait comme des petits pains dans tous les bons kiosques, nous a appris la servante.
Julian et Sam ont expliqué à M me Comstock que Dornwood était un coquin qui s’était vautré dans la débauche à Montréal pendant toute la campagne du Saguenay et qui avait inventé ces histoires de toutes pièces ou en brodant à partir de rumeurs.
Mais quand j’ai examiné attentivement le recueil, mon humiliation a été complète. J’ai avoué aussitôt… je ne pouvais faire autrement. « C’est la signature de Dornwood, ai-je dit d’une voix hésitante. Mais les mots… eh bien… les mots sont surtout les miens. »
On dit qu’il est agréable, pour un auteur en herbe, de voir son travail imprimé pour la première fois. Mon cas a fait exception à cette règle.
Sur la couverture en papier de la brochure, une gravure représentait « Julian Commongold » (jeune homme à la mâchoire carrée, au regard perçant et à l’uniforme immaculé), assis à califourchon sur le chasse-pierres d’une locomotive hollandaise, en train d’agiter un drapeau américain d’une taille plusieurs fois supérieure à celui dont il s’était servi en réalité, tandis qu’une foule de soldats acclamait la capture d’un soi-disant canon chinois de la taille d’une cheminée d’aciérie. On attendait apparemment des illustrateurs comme des journalistes qu’ils penchassent du côté spectaculaire, et celui-là n’avait pas ménagé ses efforts. M me Comstock m’a pris la brochure pour la tenir à bout de bras avec une expression dégoûtée.
« As-tu vraiment fait ces choses, Julian ? a-t-elle demandé.
— Une version moins épique, oui. »
Elle s’est tournée vers Sam. « C’est là votre idée de la manière de le protéger ? »
Sam a eu l’air abattu, mais a répondu : « Julian est un jeune homme très indépendant, Emily… M me Comstock, je veux dire. Et il ne se laisse pas toujours persuader.
— Il aurait pu se faire tuer.
— Ça a failli lui arriver… plusieurs fois. Si vous considérez que j’ai échoué, je peux difficilement vous contredire. » Il a expliqué dans quelles circonstances nous avions quitté Williams Ford et nous étions retrouvés à notre corps défendant enrôlés dans l’armée des Laurentides. « J’ai fait de mon mieux pour assurer sa sécurité, et le voilà sain et sauf devant vous, malgré son imprudence et la mienne… je n’en dis pas davantage.
— Vous pouvez continuer à m’appeler “Emily”, Sam… nous n’avons jamais fait de cérémonies. Je ne suis pas mécontente de vous, juste confuse et surprise. » Elle a ajouté : « Vous vous êtes rasé. Vous aviez une barbe magnifique.
— Je peux m’en faire pousser une tout aussi magnifique… Emily.
— Oui, s’il vous plaît. » Elle est revenue au sujet principal. « Julian, avais-tu besoin de te donner ainsi en spectacle simplement parce que tu te retrouvais dans l’armée ?
— Il m’a semblé, oui. De mon point de vue, je faisais mon devoir.
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