Eula leva vers lui des yeux pleins de larmes. « Merci, pasteur », dit-elle, et si elle prononça d’autres mots, ils ont été noyés par les reniflements dans la salle.
Eula revint à Foster, un retour doux-amer. Elle accepta ses hommages avec une
Aria : Je me promets à toi
suivie par des scènes d’un spectaculaire Mariage, avec de nombreux et poignants échanges de regards entre Eula et le noble pasteur, et enfin un très long
Ensemble/pot-pourri
La main de Dieu, sans douceur
Là-bas, brillant sur la colline…
Je me promets à toi,
durant lequel un Chœur s’est joint aux acteurs, incluant de nombreux coups de cloche, des exclamations poussées par les trompettes et un triomphant refrain final sur une vue lointaine de cette ville chrétienne, ses champs de blé labourés par des sous-contrats satisfaits tandis que les Soixante Étoiles et les Treize Bandes flottaient avec optimisme au-dessus de tout cela [59] Une erreur sur le plan historique, puisque les États du Nord n’avaient pas encore été acquis au moment de la Chute des Villes, mais pardonnable au nom de l’Art et du Patriotisme.
.
Des applaudissements prolongés ont accompagné le baisser du rideau. Je n’ai sûrement pas applaudi avec moins de vigueur que les autres… peut-être même me suis-je montré plus enthousiaste que quiconque. J’ignorais jusqu’alors que l’illusion Cinématique pût exister à une échelle aussi grande, entretenue par les méticuleux efforts de tant d’interprètes talentueux travaillant de concert. C’était tout autant une révélation pour moi que la tuyauterie des toilettes messieurs.
Nous sommes sortis dans la rue avec le reste du public. Le film avait éveillé dans mon esprit une espèce de Lueur Patriotique qui se combinait aux lumières de la ville. C’était la dernière des quatre heures quotidiennes de l’Illumination Nocturne de Manhattan, aussi des éclairages artificiels brillaient-ils le long de Broadway comme des légions de lucioles en pleine activité. Même les restes squelettiques des anciens Gratte-Ciel semblaient emplis d’une vigueur électrique. Coches et taxis passaient en grande abondance, et d’écarlates Bannières de la Croix, pendues aux corniches et aux linteaux en prévision de la fête de l’Indépendance, flottaient dans l’agréable brise.
J’ai dit à Julian à quel point j’étais impressionné et je lui ai demandé pardon de l’avoir soupçonné de vanter exagérément New York et les films.
« Oui, le spectacle n’était pas mauvais, a-t-il répondu. Une très agréable sortie, tout compte fait.
— Pas mauvais ! Il y en a de meilleurs ?
— J’en ai vu quelques-uns.
— Tu as trouvé ça plutôt bon ? a demandé Calyxa d’un ton sceptique. Et ton fameux agnosticisme ? Si joli soit-il, Eula n’insulte-t-il pas tes croyances les plus profondes ?
— Merci de la question, mais non, je ne me sens pas particulièrement insulté par ce film. Si je suis agnostique, Calyxa, c’est parce que je suis aussi réaliste.
— Je n’ai pas vu là-dedans le moindre réalisme… rien qu’une version simplette de ce qu’on trouve imprimé dans les brochures du Dominion.
— Eh bien, tu as raison… du point de vue historique, c’était faible et propagandiste, mais il pouvait difficilement en être autrement. Tu as vu l’imprimatur du Dominion, au début du film. Aucun cinéaste ne peut tourner sans soumettre son script aux comités culturels du Dominion. Du point de vue réaliste , ces domaines sont exempts d’art, puisqu’ils échappent au contrôle de l’artiste. Mais au niveau structure, rythme, dialogue, photographie, harmonie entre l’écran et les interprétations vocales… tout ce sur quoi les cinéastes ont bel et bien une influence, c’était irréprochable.
— Irréprochable, donc, en tout sauf en ce qui compte, a dit Calyxa.
— Tu veux dire que les chants ne comptaient pas ?
— Eh bien… c’était correctement chanté, d’accord… et ce ne sont pas les chanteurs qui ont écrit le script…
— Voilà exactement ce que je voulais dire.
— C’était donc quelque chose de beau et de stupide. Ce serait encore plus beau en étant un peu moins idiot, non ?
— Je n’en disconviens pas. J’adorerais tourner un film qui ne serait pas seulement beau, mais aussi méditatif et authentique. J’y ai souvent pensé. Mais le monde n’est pas prêt à permettre pareille chose. Je doute que quiconque sur Terre ait le pouvoir de contrecarrer le Dominion sur ce point, sauf peut-être le Président lui-même. » Comme surpris par sa propre pensée, Julian a alors cillé et souri. « Bien entendu, ce n’est pas quelque chose qu’on peut espérer de Deklan Comstock.
— Non, a dit Calyxa en le dévisageant. Non, certainement pas de Deklan Comstock. »
Le lendemain matin, j’ai laissé Calyxa à sa grasse matinée et suis parti rendre visite à l’éditeur du Spark et des Aventures du capitaine Commongold, jeune héros du Saguenay.
Je n’emportais rien de plus létal que l’indignation qui couvait en moi, alimentée par les scènes de courage et de sacrifice dont j’avais été témoin dans le film de la veille. Je vais affronter ces voleurs, me suis-je dit, et l’injustice flagrante dont j’ai été victime les fera s’effondrer devant moi. J’ignore pourquoi j’espérais d’aussi extravagants résultats de la simple application de la justice. Ce genre de calcul se vérifie rarement dans la réalité.
Ma première épreuve a consisté à trouver le bureau adéquat. Je n’ai eu aucun mal à localiser près du canal Lexington le vaste édifice de pierre dans lequel se publiait le Spark : chacun des numéros en donnait l’adresse. La majeure partie de ce large espace se consacrait toutefois à l’impression, la reliure, le stockage et la distribution des journaux et opuscules de la compagnie, aussi en ai-je été réduit à demander mon chemin à un presseur crasseux. « Oh, vous voulez la Rédaction », m’a-t-il répondu.
« La Rédaction » était une suite de pièces au sommet d’une volée de marches au troisième étage. Toute la chaleur du bâtiment (et c’était une chaude journée de juillet) se rassemblait dans ce dédale dépourvu d’air, avec les odeurs d’encre, de solvant et d’huile de machine. Je ne savais pas exactement à qui je devais parler, mais d’autres demandes de renseignements m’ont conduit à la porte de l’Éditeur et Rédacteur en Chef, un dénommé John Hungerford. Celui-ci ne semblait pas avoir l’habitude de recevoir des visiteurs sans rendez-vous, mais je me suis montré ferme auprès de son secrétaire et j’ai enfin pu entrer dans son bureau.
Hungerford était assis derrière une table de travail en chêne, dans l’une des quelques pièces de l’étage pourvues d’une fenêtre ouverte, même si la sienne donnait sur un mur de briques. C’était un quinquagénaire au comportement sévère et péremptoire qui m’a demandé sans préambule ce que je lui voulais.
J’ai répondu être auteur. À peine avais-je prononcé ce mot qu’il m’a interrompu : « Je ne peux pas vous employer, si c’est ce que vous cherchez. Nous avons tous les auteurs dont nous avons besoin… on en trouve à la pelle, en ce moment.
— Ce n’est pas un travail que je veux, mais justice ! J’ai le regret de vous informer qu’un homme attaché à votre compagnie m’a volé, et avec votre collaboration. »
Cela l’a réduit quelques instants au silence. Ses sourcils se sont levés et il m’a examiné. « Comment vous appelez-vous, mon garçon ?
— Adam Hazzard.
— Ça ne me dit rien.
— Je ne m’attendais pas à ce que vous connaissiez mon nom. Mais le voleur est M. Theodore Dornwood, et le sien, vous le connaissez peut-être. »
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