Ce n’était pas de l’homme que nous avions besoin, mais de sa machine à écrire. M. Dornwood s’était montré réticent à donner son accord, nous a raconté Lymon à son retour, mais notre ami avait parlé d’une nécessité absolue et bandé ostensiblement ses énormes biceps jusqu’à ce que le journaliste se laissât fléchir.
« On a eu de la chance que je le trouve à ce moment-là, a ajouté Lymon. Il faisait ses bagages. Il a dit que son journal le rappelait à Manhattan. Une heure plus tard, il aurait été dans le train.
— Mais tu as ce dont nous avions besoin de sa part ? a demandé Sam.
— Oui, voilà. »
Lymon Pugh a déplié un morceau de papier qu’il a posé devant nous sur la table.
« Ce n’est pas exactement le texte que j’ai demandé, s’est aperçu Sam.
— Dornwood a refusé de le taper… j’ai dû me débrouiller sans lui, et je n’ai pas réussi à me souvenir de tout, du moins pas comme tu l’avais dit. »
Voici le message tapé sur la feuille :
De QUARtier GENEral de l’ARMEe des LORENTID
a PRISON MILITAIRE MONTReaLL
VEUyeZ REMETTRE au PORTEUR
une PRISONNIERE
du noM DE Calixa BLAKE
de constitussion Atletique
CHEveu noir FRIse
& Cheville EPAISSE
SUR ORDre du colonel SAM SAmSON, signataire.
« Ça va ? a demandé avec inquiétude Lymon. J’ai écrit “colonel” comme tu voulais, Sam, même si j’avais pas l’impression que ça s’écrivait comme ça. Cette machine est redoutable, Adam, je ne sais pas pourquoi elle te fait tant envie… il m’a fallu presque une heure pour taper toutes ces lettres. Les écrivains doivent autant souffrir que les dépeceurs de bœufs, s’ils passent leurs journées sur une machine de ce genre.
— L’orthographe n’est pas importante, a dit Sam. Les gardes de nuit à la prison sont presque certainement illettrés. Ce sont les lettres imprimées qui vont les impressionner, avec mon grade, du moins je l’espère. » Histoire de les impressionner davantage, Sam, qui avait acheté un flacon d’encre bleue, en a imbibé une serviette de table, puis a sorti de sa poche un dollar Comstock dont il a pressé dans la serviette le côté sur lequel figurait le portrait de l’oncle de Julian avant de s’en servir sur le papier comme d’une espèce de tampon ou d’imprimatur. Le résultat semblait en effet très officiel : je m’y serais laissé tromper si j’avais été un lecteur moins expérimenté.
Ensuite, il a surtout fallu attendre. Nous avons commandé du porc et des haricots pour tout le monde, afin de prendre des forces pour la soirée et de contribuer au rétablissement de Julian. Ceux d’entre nous qui buvaient de l’alcool ont consommé de la bière ou du vin. J’ai pris de l’eau plate, comme à mon habitude, même si j’ai cédé à l’insistance de Sam en ajoutant dans mon gobelet une petite quantité de son vin rouge, afin de repousser les germes microscopiques qui s’épanouissaient dedans (car le choléra n’avait pas épargné Montréal). Il s’agissait là d’une précaution médicale, hygiénique, qui ne m’a pas enivré et ne comptait même pas comme un péché, pour autant que je pusse le voir, même si les anges ne seraient peut-être pas du même avis.
Nous avons attendu jusque bien après le crépuscule, puis ensuite jusqu’à ce que les foules du soir eussent déserté les rues et qu’il ne restât plus d’allumées que les torches de nuit. Nous avons ensuite quitté la taverne pour nous rendre ensemble à la prison où Calyxa se trouvait fort injustement enfermée.
C’était une vieille bâtisse aux épais murs de pierre, divisée en logement pour les gardes et le personnel au dernier étage, et en cellules pour les détenus au rez-de-chaussée et dans un sous-sol. Peut-être s’agissait-il d’un ancien bâtiment officiel, mais l’armée des Laurentides se l’était approprié, l’enveloppant d’étendards militaires et postant des gardes aux portes de fer rouillé. Notre unique avantage, a dit Sam, était l’assurance de notre comportement. Nous devions donner l’apparence d’hommes chargés d’une tâche nécessaire mais sans grand intérêt : il ne fallait ni parler à la dérobée entre nous, ni jeter des coups d’œil nerveux de tous côtés, mais jouer notre rôle « avec conviction ». Le colonel Sam ouvrait la marche, bien entendu, ses galons fraîchement cousus aux épaulettes de son manteau (bien utile, à présent la chaleur du jour évaporée), tandis que le « capitaine Commongold » jouait son second et Lymon et moi de simples soldats.
Les plantons à la porte ont regardé les galons de Sam et n’ont jeté qu’un bref coup d’œil à l’ordre contrefait avant de nous laisser entrer. Nous sommes arrivés dans une espèce d’antichambre où un officier de la garde nous a regardés d’un air endormi approcher de son bureau.
Il était surpris d’avoir des visiteurs à une telle heure et son expression n’avait rien d’accueillant. « Vous avez à faire ici ? » a-t-il demandé.
Sam a majestueusement hoché la tête et lui a présenté le papier tapé par Lymon Pugh sur la machine de M. Dornwood.
L’officier l’a examiné. C’était quelqu’un de très mince qui n’avait que quelques années de plus que moi et aspirait à porter la barbe. Il a rendu la note à Sam en disant : « J’ai égaré mes lunettes, colonel… mieux vaut que vous me le lisiez. »
Sam l’a fait.
« C’est une heure irrégulière pour un transfert de prisonnier, a dit l’homme.
— Je me fiche que l’heure soit régulière ou pas, a répondu Sam. Je suis venu effectuer la tâche qu’on m’a confiée, et s’il faut pour cela que vous réveilliez votre commandant, faites, je vous prie, et vite.
— Je ne pense pas que ce soit nécessaire… du moment que vous signez le registre pour la prisonnière.
— Évidemment que je le signerai ! Où est-elle ? »
L’officier n’a pas bougé, préférant appeler l’un de ses subalternes en faction à la porte. « Packard, conduisez ces hommes à la cave. Prenez les clés. »
Packard nous a conduits quelques volées de marches plus bas dans un ensemble puant et mal éclairé de cellules à barreaux de fer… un enfer construit par l’homme, dirais-je même, sauf qu’il y faisait à ce moment-là plutôt froid. En cherchant Calyxa du regard dans cet horrible endroit, j’y ai vu bien pire : les visages mécontents de Job et Utty Blake.
Les deux scélérats partageaient une cellule. Tirés du sommeil par notre passage, ils posaient sur nous un regard suspicieux et plus ou moins réveillé. Je n’ai pas douté qu’il s’agissait des frères Blake, même si je n’en avais jamais vu qu’un, et seulement le sommet de son crâne. Celui-là était Job, et s’il m’a reconnu dans la mauvaise lumière dispensée par la lanterne du garde, il n’en a rien montré.
Les deux frères arboraient la caractéristique de la famille : une couronne de cheveux touffus et frisés, même si en ce qui concernait Job elle avait été modifiée par notre précédente rencontre. Il manquait au sommet de son front un large échantillon de cheveux, que remplaçait une étendue visiblement ridée et recouverte de tissu cicatriciel là où la balle de mon pistolet lui avait éraflé le crâne. Je ne peux dire avoir ressenti de la fierté en voyant la blessure que j’avais infligée à ce répugnant personnage… mais cela ne m’a pas complètement déplu.
J’ai toutefois pris soin de ne manifester aucune réaction, car cela aurait semblé bizarre qu’il me connût. Nous nous sommes approchés d’une cellule bien plus grande, de la taille d’une pièce, dans laquelle on avait enfermé plusieurs personnes… les « Parmentiéristes », dont faisait partie Calyxa. Elle a sauté sur ses pieds en me voyant, mais je l’ai avertie d’un geste et elle n’a pas dit un mot.
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