« C’est elle, là, a dit le garde en la montrant du doigt.
— Laissez-la sortir, alors », a exigé Sam.
Pendant que Packard farfouillait dans le trousseau de clés à la faible lueur de la lanterne, Calyxa s’est avancée à un endroit où elle pouvait me parler à voix basse sans qu’on l’entendît.
« Qu’est-ce que tu veux, Adam ? m’a-t-elle demandé avec un flegme inattendu.
— Ce que je veux ! Tu n’as pas eu ma lettre ? »
Les autres détenus – j’en ai reconnu certains pour les avoir vus avec elle au Thirsty Boot – ont ouvertement manifesté de la curiosité pour cette visite en pleine nuit, mais Calyxa leur a jeté un coup d’œil féroce et ils ne se sont pas approchés.
« Oui, je l’ai eue et lue. Tu disais vouloir m’épouser. »
C’était ce que j’avais dit, bien entendu, mais je n’avais pas pensé qu’on en discuterait si franchement, et à travers des barreaux de prison. « C’est mon souhait le plus cher. Si tu y consens, Calyxa, tu feras de moi l’homme le plus heureux du monde. Une fois qu’on t’aura libérée d’ici…
— Mais si je n’y consens pas ?
— Si tu n’y consens pas ! » Cela m’a dérouté. « Eh bien… c’est à toi de décider… je ne peux que demander, Calyxa.
— Je ne consentirai pas à un tel accord sans en connaître les détails. Mes amis ont des soupçons à ton égard : ils sont portés à se méfier des soldats de toutes sortes et de toutes nationalités.
— De quoi me soupçonne-t-on ?
— De vouloir échanger ma liberté contre mes fiançailles.
— Je ne comprends pas !
— Je ne peux pas le dire plus simplement. Suis-je libre de partir, que je t’épouse ou non ? Ou dois-je moisir dans cette cellule jusqu’à ce que je consente ? »
J’ai été stupéfait qu’elle pût me soupçonner d’un tel chantage, soupçon que j’ai attribué à la mauvaise influence de ses compagnons politiques. Au moins, me suis-je dit, son visage arbore une expression d’espoir plutôt que de désespoir. « Je t’aime, Calyxa Blake, et je ne te laisserai pas ici une heure de plus même si tu me méprises de toute la passion de ton corps. Te voir libre est tout ce dont je me soucie pour le moment… nous pourrons discuter du reste plus tard. »
J’ai dit cela assez fort pour être entendu des cyniques Parmentiéristes, qui ont réagi en m’acclamant, d’une manière peut-être pas tout à fait ironique, avant d’entonner avec effronterie le refrain de Piston, Métier à tisser et Enclume tandis que Calyxa leur jetait un regard vindicatif qui signifiait, en substance : je vous l’avais bien dit !
Packard, le garde à la mâchoire pendante, m’avait hélas entendu aussi. L’air inquiet, il a retiré la clé de la serrure. « Qu’est-ce qui se passe ? » a-t-il demandé, et il a répété sa question jusqu’à obliger Lymon Pugh à le réduire au silence [45] Lymon avait tué le temps, durant son séjour à l’hôpital, en se fabriquant un Assommoir… un très beau, constitué d’un œuf de plomb dans un sac de toile de chanvre, tout comme il me l’avait décrit… C’est de cet engin qu’il s’est servi pour priver le garde de ses sens.
. Sam a récupéré les clés dans la main flasque du pauvre homme et ouvert la porte en disant à tous ceux qui se trouvaient à l’intérieur de la cellule : « Vous pourriez vouloir saisir l’occasion, les gars… Il n’y a que deux gardes dans le bureau, et si vous ne traînez pas pour vous en occuper, ils n’auront pas le temps de donner l’alerte. »
Les Parmentiéristes ont semblé impressionnés par cet acte de générosité de la part d’un soldat américain et j’ai espéré que cela nuancerait à l’avenir leurs opinions politiques. Ils se sont dépêchés de sortir, impatients de prendre le dessus sur les gardes restants, et Calyxa s’est jetée dans mes bras.
« Bon, tu veux bien ? ai-je demandé une fois que nous avons eu assez de souffle pour parler.
— Je veux bien quoi ?
— M’épouser !
— J’imagine que oui », a-t-elle dit, l’air surpris par sa réponse.
Ma joie était irrépressible, même si elle a un peu diminué quand nous sommes passés devant la cage de Job et Utty Blake.
Assis au fond de la cellule, Utty marmonnait, la mine renfrognée. Mais Job, celui sur lequel j’avais tiré, est venu aux barreaux qu’il a secoués avec une sauvagerie de gorille en crachant des malédictions en français.
« J’imagine qu’on ne va pas libérer ces deux-là, a dit Sam dont les clés tintaient encore dans la main.
— Non, a répondu Calyxa… je vous en prie, non… ce sont des meurtriers, des coureurs de brousse, des espions pour les Hollandais quand ils payent bien… ils ont déjà été reconnus coupables et condamnés à la pendaison. »
Elle nous a expliqué que durant la mêlée entre les frères Blake et les Parmentiéristes, plusieurs coups de feu avaient été tirés, mais seuls Job et Utty avaient atteint quelqu’un. Job avait tué un jeune Parmentiériste et Utty abattu un infortuné passant. Un colonel ou un major de la garnison locale s’était aussitôt érigé en juge et avait condamné les deux frères à être pendus en public… procédure qui n’était peut-être pas tout à fait légale, même selon les règles en vigueur sous occupation militaire, mais cela n’avait indigné personne, sinon les condamnés.
Ayant entendu parler du badinage de Calyxa avec un soldat, Job avait déduit des événements de la soirée que j’étais le soldat en question, celui qui avait été à un doigt de lui brûler la cervelle. Il m’a jeté d’autres injures et une certaine quantité de salive avant de braquer sur Calyxa son regard de vautour.
« Tu nous sers à rien, mais pire… tu nous déshonores ! Dommage que tu sois pas morte dans l’utérus de ta mère # !
— Qu’est-ce qu’il dit ? ai-je demandé.
— Qu’il regrette que je sois née. »
J’ai plongé d’un air dur mon regard dans les yeux de Job Blake. « On a tous des regrets dans la vie, ai-je philosophé. Dis-lui que moi, je regrette de ne pas avoir visé plus bas. »
Le mariage a été prévu pour le samedi d’après Pâques, époque à laquelle Sam, Julian et moi aurions retrouvé la vie civile. Après la cérémonie, nous prendrions tous le train pour New York, où notre existence connaîtrait un nouveau départ.
Je ne vais pas abuser de la patience du lecteur en racontant dans ses moindres détails notre libération des obligations militaires. Disons juste que nous avons rejoint notre régiment pour mettre un point final à nos relations avec lui. Sam a exercé une fonction permise par son nouveau grade, à savoir réprimander le soldat Langers, qu’il soupçonnait d’avoir servi d’espion au major Lampret. Langers avait survécu à la campagne du Saguenay et rouvrait son commerce de « Chope Porte-bonheur » chaque fois qu’une escarmouche avec les Hollandais lui fournissait de nouveaux cadavres à détrousser. Sam a attendu qu’il y ait beaucoup de monde autour de la tente de Langers pour exiger de voir tout le contenu de la Chope Porte-bonheur, qu’il a entrepris de répertorier, montrant ainsi aux soldats réunis que les morceaux de papier portaient les numéros des babioles sans valeur et jamais ceux des objets précieux. Cette révélation a mis les clients de Langers dans une telle fureur que Sam n’a pas eu besoin de le punir davantage. J’ai appris plus tard que Langers avait survécu à son châtiment.
Nous avons signé nos papiers de démobilisation et reçu des documents attestant de celle-ci, ainsi qu’un « numéro de rappel » qui nous réincorporerait dans le service actif en cas d’urgence… perspective dont nous ne nous sommes toutefois guère souciés.
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