« Je suis pas très assidu aux messes, a-t-il reconnu en frottant de la main gauche les balafres de son avant-bras droit. Tu crois que ça va se produire, avec la chute de Chicoutimi et tout ?
— Le Dominion doit conquérir une bien plus grande partie du monde que le Labrador avant que ne cesse la dernière lutte temporelle. Je doute que nous voyions de notre vivant le Règne Global de la chrétienté. »
Lymon a hoché la tête avec un soulagement manifeste. Il a dit ne pas redouter la perspective d’un gouvernement chrétien – il était disposé à être administré par le Paradis ; ce qui le troublait, c’était que le Paradis pût se servir d’intermédiaires comme le major Lampret.
J’ai demandé si le major s’était remis des blessures reçues pendant la capture du canon chinois.
« Il s’est remis, il a même survécu au choléra, mais pour le moment, il est reparti à Colorado Springs. Les événements là-haut sur le Saguenay l’ont mis dans l’embarras, si bien qu’il a tout autant besoin d’améliorer son moral et sa réputation que sa santé.
— Bonnes nouvelles pour Julian, au moins. Lymon, puisque tu nous quittes bientôt et que je suis toujours cloué au lit, tu peux me rendre un service ?
— Oui, bien entendu… Lequel ?
— J’ai deux paquets qu’il faut distribuer à Montréal. » Je les ai sortis de sous le lit. « Le plus petit est une lettre à remettre en mains propres à Calyxa Blake. J’ai écrit son adresse sur l’enveloppe… tu arrives à la lire suffisamment bien ?
— Je pense.
— La grosse liasse de papiers est destinée à M. Theodore Dornwood, s’il est toujours dans les parages et si tu arrives à le retrouver.
— Dornwood, celui qui écrit dans le journal ? Ça risque d’être difficile. Il paraît qu’il a quitté le régiment quand on a remonté le fleuve et qu’il habite un meublé pas cher d’où il envoie des mensonges à Manhattan, entre deux périodes d’ivresse et de débauche. Mais j’essaierai de le dénicher pour toi, si tu veux, Adam. »
Le lecteur imagine peut-être avec quelle impatience et quelle angoisse j’ai attendu le retour de Lymon, car chacune des missives que je lui avais confiées revêtait pour moi une énorme importance. Le paquet pour Theodore Dornwood contenait mon récit complet de l’expédition du Saguenay. La lettre plus mince, destinée à Calyxa, était encore plus capitale pour moi. J’y exprimais mon intention de la demander en mariage, si elle trouvait le temps de me rendre visite à l’hôpital.
Mais Lymon n’est pas revenu cet après-midi-là, ni même dans la soirée. Pour tenir la bride à mon inquiétude, j’ai discuté avec les deux autres patients du pavillon. L’un était un garçon bailleur comme moi, mais d’une propriété du Sud où on l’avait fait travailler sans pitié dans la chaleur tropicale ; il avait été blessé au nord du Québec et son bras droit tout entier, bien qu’intact, n’était plus qu’un appendice inutile. Mon autre compagnon, un cavalier à la généreuse moustache et au crâne complètement rasé, refusait de dire comment il avait récolté la blessure dissimulée par la couche de bandages qui lui enveloppait le ventre. Souffrant l’un et l’autre en permanence, ils ne brillaient pas par leur conversation, mais le cavalier possédait une boîte de dominos et nous avons tué une heure ou deux en jouant aux Propriétés. J’ai ensuite demandé à l’infirmière si l’hôpital pouvait me procurer de nouvelles lectures, car je connaissais par cœur presque chacune des pages d ’Histoire de l’Humanité dans l’Espace et de Contre les Brésiliens. « Il me semble qu’on a peut-être quelque chose », a-t-elle répondu, en n’arrivant pourtant qu’à dénicher un mince recueil de nouvelles de M me Eckerson. C’était l’un de ces auteurs classiques du dix-neuvième siècle convenable aux goûts modernes et sauvé de la disparition par le Dominion, mais les écrits de cette dame se destinaient surtout aux jeunes filles et son livre a fait remonter de nombreux souvenirs de ma sœur Flaxie. Je l’ai néanmoins lu jusqu’à en avoir les yeux fatigués et j’ai été le dernier à souffler sa lampe de chevet.
Au matin, j’ai eu le droit à l’un des Bains Hygiéniques de l’hôpital… supplice obligatoire, supervisé par les infirmières et préjudiciable à la dignité masculine… quand j’ai regagné mon lit, j’ai trouvé Lymon Pugh en train de m’attendre, seul, sur la chaise des visiteurs.
« Eh bien ? Tu as remis les messages que je t’ai donnés ?
— Oui », a-t-il répondu, visiblement mal à l’aise.
« Enfin, ne fais pas tant de mystères ! Raconte-moi ce qui s’est passé. »
Il s’est éclairci la voix. « Je t’ai trouvé ce Theodore Dornwood. Ce qu’on raconte sur lui est vrai, Adam. Il vit près des quais, dans une cabane qui vaut à peine mieux qu’une écurie. Il reste toute la journée allongé dans un lit jaune à boire du whisky et à fumer des cigarettes de chanvre. Il a toujours cette “machine à écrire” dont tu parles tout le temps, mais il m’a pas l’air de beaucoup s’en servir.
— Ses mauvaises habitudes ne me regardent pas. Il a accepté mon récit de l’expédition du Saguenay ?
— Au début, il voulait pas me voir du tout… l’alcool le rend hargneux et il m’a traité d’hallucination vérolée, m’a dit que j’étais ridicule et ce genre de choses. J’accepte ça de personne, d’ordinaire, mais pour toi, Adam, je l’ai laissé faire et il a fini par s’adoucir un peu quand j’ai mentionné ton nom. “Ma muse de l’Ouest”, qu’il t’appelle, va savoir ce que ça veut dire. Et quand je lui ai montré ton paquet de papiers, son regard s’est tout de suite illuminé. »
Cet éloge a chatouillé ma vanité et j’ai demandé si M. Dornwood en avait dit davantage à ce sujet.
« Eh bien, il a pris tes papiers, il a commencé à les lire, ensuite il a jeté un coup d’œil aux dernières pages et il a souri. Il a dit que c’était de l’excellent travail.
— C’est tout ?
— S’il a dit autre chose, ce n’était pas à moi… Il m’a chassé sans un remerciement. Mais le paquet a dû améliorer son humeur, parce que, en partant, je l’ai beaucoup entendu tapoter et faire cliqueter sa machine.
— J’irai le voir quand on me laissera sortir », ai-je dit, content de l’enthousiasme de M. Dornwood malgré l’absence de compliments spécifiques. Une question autrement plus importante restait en suspens. « Et tu as remis ma lettre à M lle Blake ?
— Eh bien, je suis allé à l’adresse que tu m’avais donnée.
— Elle n’était pas là ?
— Non, et on l’y avait pas vue depuis un bon moment, d’après les voisins. Alors j’ai demandé de ses nouvelles au Thirsty Boot. C’était pas facile, ils sont pas tous bien disposés envers les soldats américains, là-bas, mais j’ai fini par découvrir ce qu’elle était devenue. »
Il a marqué un temps d’arrêt à cet instant critique, comme pour peser ses mots, et j’ai dit : « Parle ! Dis-moi ce que tu as appris !
— Eh bien, je… je l’ai trouvée, elle, à l’endroit où elle habite maintenant, et je lui ai donné ta lettre… voilà l’histoire, dans les grandes lignes.
— Donne des détails, alors ! Elle n’avait rien à répondre ?
— Elle a réfléchi. Elle a relu ta lettre plusieurs fois, ensuite elle m’a dit : “Faites savoir à Adam que je trouve sa proposition intéressante…”
— Intéressante ! »
Ce n’était pas un oui, mais pas un refus non plus… j’ai gardé ce petit espoir tout près de mon cœur.
— “Intéressante, elle a dit, mais hélas pas très pratique pour le moment.”
— Pas très pratique !
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