L’esprit humain efface de sa mémoire les périodes de fièvre, aussi ne me reste-t-il presque aucun souvenir de janvier et février 2174. Quand j’ai repris connaissance, ce qui m’a le plus étonné – à part mon émaciation et mon état de faiblesse générale – a été de découvrir que, de Chicoutimi, on m’avait transporté dans un hôpital de campagne à Tadoussac, et de là au Repos du Soldat, une maison de rétablissement à Montréal. J’ai appris avec tristesse que beaucoup d’hommes que j’avais connus et appréciés étaient morts dans l’épidémie. Il y avait aussi de bonnes nouvelles : Sam, Julian et Lymon Pugh y avaient survécu, même s’ils en avaient souffert, et tous trois se remettaient à présent comme moi au Repos du Soldat. Dans notre petit cercle, c’est Julian qui avait été le plus malade. D’après les médecins, il avait frôlé la mort, mais il se portait désormais assez bien pour s’asseoir ou boire des soupes médicinales et autres. Sam et Lymon allaient encore mieux et quitteraient le Repos dans les jours à venir.
Une autre lumière brillait à l’horizon, qui a contribué à l’amélioration de mon humeur : la perspective de notre libération de l’armée des Laurentides. La Loi de Conscription de 2172 limitait à un an le service involontaire (encore qu’un Aristo pouvait donner un homme sous contrat « pendant toute la durée »), et même si on nous incitait vigoureusement à nous rengager, nous avons résisté à cette tentation (à l’exception de Lymon Pugh, pour qui, malgré ses dangers manifestes, l’armée semblait un choix plus attirant que le conditionnement de la viande). Cela signifiait que, dès Pâques, je pourrais partir avec Sam et Julian pour New York – en tant que civils ! –, exactement comme nous en avions l’intention en fuyant Williams Ford, mais avec une conscience accrue des injustices et perspectives de la vie.
Au cours de mon oisiveté forcée, j’ai beaucoup écrit et lu. J’ai écrit à ma mère à Williams Ford, comme cela m’était déjà arrivé à plusieurs reprises, en prenant soin de ne pas livrer d’informations sensibles sur Julian ni sur notre localisation précise, puisqu’il y avait toujours le risque que le courrier fut intercepté par un agent plein de ferveur du Dominion ou du gouvernement qui continuerait à chercher le neveu du Président. Aussi ne pouvais-je recevoir de réponses de ma mère, épreuve douloureuse pour moi, mais je m’efforçais d’écrire aussi régulièrement que possible afin de la rassurer sur ma santé et mon bien-être.
J’ai aussi écrit à Calyxa Blake pour lui avouer mon amour sans faille et mon désir de la revoir. Elle m’a répondu, mais ses lettres étaient étrangement courtes, bien qu’amicales. Quelque chose dans leur ton m’inquiétait et je me suis juré d’aller la voir dès que je pourrais convaincre les médecins de me laisser sortir.
Cela a toutefois pris un certain temps, si bien que je me suis livré à d’autres travaux d’écriture. J’ai relaté sur papier les événements de l’hiver : notre voyage sur le Saguenay, le siège de Chicoutimi, la chute de cette ville et la capture du canon chinois. J’ai essayé de me conformer aux principes que m’avait enseignés le correspondant Theodore Dornwood, c’est-à-dire de rester dans les limites de la réalité tout en m’orientant, là où celles-ci m’en laissaient la latitude, vers le spectaculaire. J’ai travaillé plusieurs jours à ce texte, que j’ai relu et réécrit jusqu’à me trouver satisfait du résultat. J’ai ensuite réfléchi au moyen de faire parvenir ces pages à M. Dornwood, s’il se trouvait encore dans les environs de Montréal. M. Dornwood avait loué mes précédentes tentatives, et – pour dire la vérité – j’avais développé un certain penchant pour ses flatteries, qui provenaient quand même d’un correspondant de guerre professionnel.
En fin de compte, c’est Lymon Pugh qui s’est proposé de servir d’intermédiaire.
C’était le plus en forme de nous quatre, et il est venu me voir le jour de sa sortie de la maison de repos. Nous avons d’abord bavardé pour passer le temps, puis il a vu ce que je lisais et m’a interrogé à ce sujet.
Il s’agissait d’ Histoire de l’Humanité dans l’Espace. J’avais gardé ce volume aussi ancien qu’abîmé durant toute ma carrière militaire, fourré au fond de mon nécessaire. Il ne pesait pas lourd – les redoutables couvertures raides s’étaient détachées depuis plusieurs mois. Ce n’était plus qu’un paquet de pages reliées par des fils (maladroitement) cousus par mes soins. « Un vieux livre, ai-je dit à Lymon.
— Quel âge ?
— Plus d’un siècle. Il date des derniers jours des Profanes de l’Ancien Temps. »
Lymon a écarquillé les yeux. « Si vieux que ça ! Ils écrivaient en anglais, à l’époque, ou bien ils avaient leur propre langue ?
— C’est de l’anglais, même si certains des mots et des usages sont bizarres. Tiens, regarde. »
Lymon avait commencé à se montrer curieux des livres, étant désormais capable de déchiffrer assez de mots pour qu’ils éveillassent son intérêt… jusqu’ici masses muettes, les livres regorgeaient désormais de voix qui toutes réclamaient son attention. Durant son instruction, je lui avais lu des chapitres du Contre les Brésiliens de M. Charles Curtis Easton, ouvrage qui avait lui aussi survécu intact dans mon nécessaire, et j’avais même autorisé Lymon à me l’emprunter pour poursuivre la lecture, une fois celui-ci captivé par l’intrigue [44] Bien qu’il n’eût aucune expérience de la lecture, Lymon était comme moi d’avis qu’il n’existait sans doute pas plus grand auteur vivant que M. Easton. Il ne pouvait en aucun cas en imaginer de meilleurs. Il trouvait miraculeux qu’on écrivît des livres, surtout des bons, et s’avouait impressionné par la formidable connaissance qu’avait M. Easton des endroits étrangers, des batailles historiques, des pirates et autres sujets intéressants.
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Histoire de l’Humanité dans l’Espace a toutefois semblé l’angoisser tandis qu’il le feuilletait et en examinait les photographies. Ses traits se sont noués en une incarnation de la perplexité. « Ils ont l’air de dire là-dedans que des gens sont allés sur la Lune, a-t-il articulé à voix basse.
— C’est exactement ce que dit le livre.
— Et ce n’est pas une histoire inventée ?
— Il affirme raconter la vérité. J’ignore si des gens ont marché sur la Lune ou pas. Mais de toute évidence, les Profanes de l’Ancien Temps y croyaient, et Julian y croit aussi. »
Nous vivions dans un monde mal organisé, a dit Lymon, si une visite à la Lune n’était pas considérée comme imaginaire alors que les honnêtes récits de M. Easton sur les guerres et les pirates étaient qualifiés (comme cela arrivait dans certains quartiers, m’avait un jour assuré Julian) de grossières inventions. « Ce n’est pas un livre du Dominion, si ?
— Non. À l’époque où il a été écrit, le Dominion n’existait pas.
— Baisse la voix… tu vas nous attirer des ennuis en racontant ce genre d’histoires.
— Ce ne sont pas des histoires, juste l’histoire. Le Dominion admet lui-même être apparu avec la Fausse Affliction. Avant, toutes les Églises étaient indépendantes et désorganisées, elles n’avaient que peu d’emprise sur le gouvernement ni aucun moyen de remplir l’idéal d’un Monde chrétien directement administré par le Paradis.
— C’est ça que le Dominion veut mettre en place ?
— Il a pour but ultime d’unir le monde en prévision du règne de Jésus-Christ. » Lymon l’aurait su, s’il n’avait pas dormi pendant la plupart des services dominicaux.
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