— Tu suggères que nous engagions le combat avec l’artillerie hollandaise ?
— Plutôt que notre devoir consiste à empêcher, autant que possible, ces obus de tomber sur des soldats américains. »
Cette déclaration, audacieuse mais vivifiante, a plu à certains soldats de notre compagnie impatients de se venger de ces Hollandais qui nous importunaient avec leur guerre et avaient lâchement tiré dans l’oreille du capitaine Glasswood. Sam a souri. « Bien parlé. Mais il va falloir se montrer malins, Julian, et pas seulement bagarreurs. Comment procéderais-tu, si c’était toi qui commandais ?
— En capturant le train. »
Nous nous étions tous rassemblés autour d’eux et certains d’entre nous ont souri en entendant ces mots, même si le major Lampret s’est renfrogné et a secoué la tête.
« C’est un objectif, pas un plan, a patiemment répondu Sam. Dis-moi ton plan. »
Julian a pris quelques instants pour évaluer la situation en examinant le train et les alentours. « Je posterais la plus grande partie de la compagnie sur ce rebord au-dessus de la crête, là où il y a les grands arbres, tu vois ? Nous pouvons nous cacher là pour que chaque coup de feu compte, ce qui est important, vu nos munitions. De là-haut, nos balles atteindront quiconque ne s’est pas délibérément mis à couvert.
— Voilà l’effet de surprise.
— Surprise et diversion, en laissant ici deux hommes pour attirer d’une manière ou d’une autre l’attention des Hollandais dans la direction opposée. »
Tous deux ont longuement discuté tandis que les autres formulaient des suggestions. « Ce plan pourrait marcher, a ensuite dit Sam. Je crois qu’il va marcher, si on le met correctement à exécution. Mais on se retrouverait avec un train qui transporte un canon chinois… qu’en ferait-on ?
— Nous le ferions descendre vers Chicoutimi, a dit Julian.
— Dans quel but ?
— Tout dépend de la situation sur le front. Si la voie traverse une région aux mains des nôtres, nous pouvons leur livrer le canon… et sans doute être reçus en héros. Sinon, il n’y a qu’à détruire le canon et le rendre inutilisable par les Hollandais.
— Le détruire comment ?
— En mettant une espèce de détonateur sur ces obus pour tout faire sauter, j’imagine. Nous pourrions même transformer le train entier en une sorte de bombe… y mettre le feu et l’envoyer à toute allure dans Chicoutimi.
— Pas très bon pour nous , par contre, ce scénario.
— Il suffira de sauter à l’endroit le plus proche de nos lignes et de trouver le moyen de rentrer. » Julian a souri. « Cela nous fera toujours quelques milles à pied en moins. »
Cette simple suggestion a remporté la décision. Nous en avions tous assez de marcher et l’idée de parcourir ne serait-ce que la moitié du chemin à bord d’un train ennemi capturé nous séduisait.
Tacitement ou non, nous avons tous accepté le plan, à l’exception du major Lampret qui a soutenu que nous étions des aliénés et des mutins pour nous lancer dans pareille entreprise sans son consentement et a promis des « conséquences » si nous n’y renoncions pas, à supposer que notre stupidité ne nous fît pas tous tuer. Mais il avait tellement perdu de crédibilité que nous n’avions aucun mal à ne pas tenir compte de lui.
J’étais favorable à l’attaque et ma seule déception a été quand il a été convenu de m’affecter avec Lymon Pugh à la « diversion utile ».
J’ai demandé à Sam ce qu’il espérait de nous.
« Attendez que nous nous mettions en place. Je te ferai signe au moment de commencer.
— Mais de commencer quoi ?
— À faire simplement du bruit… rien de trop agressif, juste quelque chose qui attirera l’attention générale. Pas besoin d’un truc compliqué… on ouvrira le feu presque tout de suite. »
Les Hollandais harnachaient leurs mules, aussi ne fallait-il plus tarder. Lymon et moi avons regardé nos camarades s’éloigner, le dos courbé et l’arme prête, pour gagner leurs cachettes à quelques centaines de mètres à l’est.
« Tu ferais mieux d’orchestrer la chose, Adam, a dit Lymon. Je sais pas distraire un soldat hollandais, à part en tirant dessus. Tu devrais peut-être les appeler dans leur langue.
— Pourquoi pas, si je la parlais.
— Tu as cette lettre que tu as achetée avec la chope porte-bonheur de Langers. Je t’ai vu la lire et la relire.
— Mais pas pour la comprendre. Et je ne peux que deviner la prononciation en me basant sur ce que j’ai entendu des prisonniers hollandais. Ils ne me croiraient pas une seconde.
— Ils ont pas besoin de te croire … Les instructions de Sam étaient juste d’attirer leur attention. Regarde ! Sam nous fait déjà signe… je crois que c’est le moment… vas-y, Adam, appelle-les ! »
Troublé par la rapide succession des événements, je n’ai rien trouvé de mieux que de suivre la suggestion de Lymon Pugh.
Je me suis raclé la gorge.
« Plus fort ! a enjoint Lymon. Il faut qu’on t’entende ! »
J’ai mis mes mains en cornet autour de ma bouche pour crier « Liefste Hannie !
— Qu’est-ce que ça veut dire ? a demandé Lymon.
— Aucune idée !
— Ils t’entendent pas. Y avait pas quelque chose sur les Américains qui valaient pas mieux que des chiens ? »
Je me suis creusé la tête. « Fikkie mis ik ook ! » ai-je crié, si fort que les syllabes inflexibles m’ont piqué la gorge comme des épines. « Liefste Hannie ! Fikkie mis ik ook ! »
Cela a fonctionné. Pendant un instant fragile, une fraction de temps aussi immobile qu’un insecte dans de l’ambre, tous les soldats hollandais ont regardé dans ma direction, chacun arborant la même expression de confusion voisine de la perplexité.
Puis un barrage de tirs de fusil s’est abattu sur eux.
À la fin de l’embuscade, nous avions capturé un train de deux wagons, un canon chinois et trois prisonniers, en laissant morts ici ou là une vingtaine de soldats mitteleuropéens. Comme les prisonniers, un artilleur et deux civils mécaniciens, ne se montraient pas coopératifs, nous avons dû les ligoter.
Nous avons remis dans le train tout ce qui en avait été sorti (aucune des grosses pièces du canon chinois n’avait encore été détachée des mules). C’était en effet une belle prise, si nous pouvions la remettre entre des mains américaines. Coup de chance, l’un des soldats de notre compagnie – un mécanicien à cheveux longs nommé Penniman et originaire du lac Champlain – avait étudié les trains et comprenait suffisamment le principe du moteur à vapeur pour déterminer l’usage des commandes, malgré leur étiquetage dans une langue étrangère. Tandis qu’il faisait monter la pression dans les chaudières, le reste d’entre nous a nettoyé les environs en prenant les pistolets et fusils hollandais à leurs anciens propriétaires. Puis Julian et moi sommes allés rejoindre Sam dans la cabine de la locomotive, les autres se trouvant de la place dans les wagons couverts lourdement chargés [43] Nous avons été obligés d’expulser les mules.
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Tout cela s’était déroulé sans le moindre accroc et notre triomphe aurait été complet si, comme nous nous en sommes alors aperçus, un des soldats hollandais n’avait « fait le mort » en dissimulant son fusil sous son corps apparemment sans vie. Dès que Penniman a relâché les freins et que le train s’est mis en branle, ce fâcheux Mitteleuropéen s’est emparé de son arme pour nous tirer dessus. Des balles ont traversé la cabine et blessé légèrement Penniman. Sam a juré et, saisissant son propre fusil, il s’est penché sur le wagon-trémie pour lâcher trois coups. J’ai suffisamment sorti la tête pour voir le tireur hollandais battre en retraite dans un fourré d’arbres squelettiques et dénudés.
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