— Je crois qu’elle voulait dire : à cause de l’endroit où elle habite. »
Je n’ai pu m’empêcher de me souvenir que ses ignobles frères avaient menacé de la vendre dans un bordel et j’ai été terrorisé à l’idée qu’ils avaient pu y réussir. « Lymon, je suis assez fort pour la vérité… dans quel horrible endroit est-elle allée, pour qu’elle ne puisse pas venir me voir ? »
Lymon a rougi et regardé ses pieds. « Eh bien…
— Mais parle donc !
— Elle est… le prends pas trop mal, Adam… elle est en prison. »
Au mépris des règles du Repos du Soldat, j’ai organisé une réunion avec Sam, Julian et Lymon Pugh pour mettre en place une stratégie. Nous nous sommes retrouvés dans le pavillon où Julian se remettait et, sans tenir compte des protestations des infirmières, nous avons vite convenu qu’il nous fallait sauver Calyxa, même si ma proposition – partir aussitôt prendre la prison d’assaut – a été rejetée. Ce n’était pas une stratégie judicieuse, d’après Sam, que d’attaquer une cible sans informations fiables sur ses forces, ses faiblesses et l’humeur de ses défenseurs. Je n’ai pu faire autrement qu’en convenir, même si rester inactif en laissant Calyxa en réclusion n’était pas une corvée agréable.
À présent en aussi bonne santé que Lymon Pugh, Sam a accepté de quitter l’hôpital pour aller reconnaître la prison. J’allais pour ma part attendre, tout comme Julian, qui n’était pas encore tout à fait remis, mais manifestait un vif intérêt pour la question.
Au sortir de cette réunion, j’ai serré la main des trois autres avec une profonde émotion que j’ai eu grand-peine à contenir. « Jamais je n’aurais pu espérer avoir des amis prêts à risquer leur vie pour moi, malgré nos différences de condition sociale, et je tiens à ce que vous sachiez tous que je ferais la même chose pour chacun d’entre vous, si les rôles étaient renversés.
— Ne sois pas si pressé de nous remercier, a dit Sam, attends que nous ayons vraiment fait quelque chose. »
Mais je voyais bien qu’il était ému aussi.
Je suis resté encore un peu avec Julian après le départ de Sam et Lymon. Je n’aimais pas le voir aussi fragile. Il avait la peau très blanche et plaquée sur les pommettes, car il avait perdu énormément de poids, lui qui n’avait jamais été corpulent. Ses yeux aussi étaient différents, comme s’ils avaient absorbé une sagesse désagréable qui en ternissait la couleur. Peut-être était-ce dû au choléra, ou à la guerre en général et à toutes les morts dont Julian avait été témoin. Cela m’a rendu nerveux et je l’ai à nouveau remercié de sa bonté, en m’adressant à lui comme un garçon bailleur s’adresse à un Aristo… ce que lui et moi étions bel et bien, même si nous n’en avions jamais eu l’impression depuis que nous nous connaissions.
« Du calme, Adam. Je sais toute l’affection que tu portes à cette Montréalaise.
— Plus que de l’affection ! » lui ai-je confié avant de lui dévoiler mon secret : j’espérais épouser Calyxa.
La nouvelle l’a fait sourire. « Dans ce cas, il faut absolument que nous la sortions de prison ! Il serait inadmissible que mon meilleur ami épouse une détenue !
— Ne prends pas ça à la légère, Julian… je ne le supporte pas. Je l’aime davantage que je ne peux le dire sans rougir.
— Ce doit être merveilleux d’avoir ce genre de sentiments pour une femme, a-t-il dit plus doucement.
— Tout à fait, même s’il y a des côtés pénibles. Je suis sûr que tu rencontreras un jour une femme qui te conviendra et qui t’inspirera les mêmes sentiments que m’inspire Calyxa. »
Je pense que la bonté de mes paroles lui a plu, car il a détourné le regard en souriant tout seul. « J’imagine que tout est possible. »
Sauf de poursuivre longtemps encore notre conversation, car l’heure de l’extinction des feux approchait et les infirmières se rassemblaient pour une descente en force. J’ai dit à Julian qu’il avait besoin de dormir. « Toi aussi, Adam, même si tu auras peut-être du mal à ne pas te ronger les sangs toute la nuit. Dors en confiance… c’est un ordre.
— Un ordre de mon camarade soldat ?
— Mais je ne suis plus soldat… Sam ne t’a pas dit ? Lui et moi avons eu une promotion pendant que nous étions inconscients. »
J’imagine que c’était une tentative de l’État-Major pour les pousser à se rengager, ou bien une conséquence des terribles pertes subies par l’armée des Laurentides durant l’expédition du Saguenay, mais Sam était donc désormais officiellement colonel, et Julian capitaine… le capitaine Commongold, tout comme l’avait prédit Theodore Dornwood.
Je me suis levé pour essayer de le saluer, mais il m’en a empêché d’un geste. « Arrête, Adam… j’ai bien davantage besoin d’un ami que d’un subordonné. Et nous allons bientôt quitter l’armée, si bien que nous nous retrouverons sur un pied d’égalité. »
J’ai supposé que c’était le cas, dans le sens où il l’entendait, mais dans un autre, nous ne serions plus jamais « égaux » – si nous l’avions toutefois jamais été – car quoi que nous fussions d’autre, nous n’étions plus des garçons. Nous avions survécu à une guerre, ce qui faisait de nous des Hommes.
Sam et Lymon sont revenus au matin nous rendre compte de leur mission de reconnaissance.
La bonne nouvelle était que Calyxa ne se trouvait pas détenue dans une prison civile, mais militaire. Cela nous arrangeait parce que les prisons militaires obéissaient à des règles moins strictes que la loi civile… Calyxa n’avait été reconnue coupable de rien et ne purgeait pas une peine déterminée, mais se voyait retenue « sur présomption », ce qui signifiait qu’une décision judiciaire officielle suffisait à la faire libérer.
« De quoi l’accuse-t-on ? ai-je demandé à Sam.
— Elle a été arrêtée avec une bande de fauteurs de troubles qui se font appeler les Parmentiéristes, du nom d’un philosophe européen, en train de défiler dans les rues avec des panneaux PLUS AUCUN SOLDAT À MONTRÉAL et autres slogans du même acabit.
— Il ne peut pas être illégal de brandir un panneau, même sous occupation militaire.
— Ce n’est pas la raison de leur arrestation. La clique avec laquelle elle se trouvait a rencontré deux brutes de brousse qui nourrissaient quelque grief contre elle, d’où un échange de coups de feu. On a trouvé Calyxa en possession d’un petit pistolet, dont elle s’était servie. »
Les deux coureurs de brousse, me suis-je douté, n’étaient autres que Job et Utty Blake, les épouvantables frères de Calyxa, mais Sam n’a pu le confirmer, ayant limité son enquête à la situation particulière de ma bien-aimée. « Mais vont-ils la libérer ?
— Pas sans ordre du quartier général… ce qui pose problème : comme la direction de l’armée des Laurentides change sans arrêt, les affaires courantes sont souvent ignorées. Il peut se passer des mois avant que la situation revienne à la normale.
— Des mois !
— Nous devons bien évidemment la récupérer avant. Mais ça peut nécessiter des manœuvres délicates et peut-être un peu de fourberie pour la bonne cause. Puis-je suggérer un plan ? »
Il en a suggéré un… un plan admirable, que je décrirai durant son application, mais qui passait par une action collective alors que des questions se posaient encore quant à la santé et la forme physique de Julian. Les infirmières refusaient de le laisser sortir, mais elles ne pouvaient l’empêcher physiquement de partir… ce qu’il a fait : il s’est levé, pas très assuré sur ses jambes, et a réclamé son uniforme, qu’on lui a apporté peu après. Il était pâle et d’une maigreur dangereuse, mais a semblé aller mieux dès que nous sommes arrivés au soleil. La saison ne faisait que commencer, Pâques n’arriverait qu’une semaine plus tard, mais Montréal était d’une douceur agréable, avec un ciel dégagé traversé par une brise. Nous nous sommes rendus dans une taverne, où nous avons loué une chambre pour y entreposer nos effets, puis attendu tandis que Lymon Pugh repartait à la recherche de Theodore Dornwood.
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