Je lui ai demandé en quoi un canon était chinois et ce qui le rendait particulièrement effrayant.
« Les Chinois, a-t-il expliqué, font eux-mêmes la guerre depuis bien des années et se montrent d’une grande habileté dans la production d’artillerie de campagne, surtout en matière de canons à longue portée. Ils financent une partie de leurs expéditions militaires en vendant certaines de ces armes à l’étranger. Les canons chinois sont redoutables mais très coûteux. Les Mitteleuropéens ont dû en acheter un, ou alors ils se servent de leurs usines pour en reproduire.
— Nous avons pléthore de pièces d’artillerie », ai-je protesté, en ayant vu un peu partout dans le camp.
« Oui, et de bonne qualité, a convenu Sam. Mais le canon chinois a une portée supérieure à tous les nôtres. Il peut propulser des obus et de la mitraille au plus profond du territoire ennemi. J’imagine que nous pourrions construire un canon similaire à la manière traditionnelle, mais il serait malcommode à déplacer. Le canon chinois a ceci de génial qu’il se démonte rapidement en ce qu’on appelle des “sous-ensembles” qu’on peut déplacer par chariot ou par rail aussi facilement qu’une pièce d’artillerie conventionnelle.
— Il faut qu’on capture ou qu’on mette hors service ce canon, ai-je dit d’un ton ferme.
— Le général Galligasken y a sans doute pensé, a réagi Julian, mais on ne peut rien reprocher à ton raisonnement, Adam. »
Sam a ignoré ce sarcasme. « On le fera, a-t-il dit, du moins on essaiera, mais il faut pour ça prévoyance et organisation minutieuse. Je m’attends à ce que nous combattions avant la fin de la semaine. Refrène ton impatience, Adam… les Hollandais ont tout aussi hâte de te voir dans leurs viseurs que toi de les punir. »
Je leur infligerai une formidable punition, ai-je déclaré, car ils avaient été lâches d’attaquer des civils sans défense à Montréal (mettant ainsi en danger Calyxa, et d’autres). « Tu verras des choses bien pires avant que l’armée en ait fini avec nous », m’a averti Sam. Et comme souvent, sa prédiction s’est vérifiée.
La pluie a cessé le lendemain, et quelques jours plus tard, une fois les routes sèches, le général Galligasken en personne a traversé le camp à cheval, ce qui nous a paru le signe d’une attaque imminente.
J’ai entraperçu le général. Un large sentier de terre battue coupait tout le camp militaire, reliant plusieurs terrains de parade, et c’est ce sentier qu’il a emprunté, au bord duquel les fantassins se pressaient de tous côtés en agitant leur casquette et en criant à son passage. Bien décidé à ne pas rater ce spectacle, je me suis frayé par un usage résolu de mes coudes un chemin jusqu’au premier rang, du moins suffisamment près pour voir toute la procession si je sautais sur place aux moments opportuns.
La jeunesse relative du général m’a surpris. Il n’était pas particulièrement jeune, mais n’avait rien non plus d’un vétéran grisonnant… Les Hollandais avaient remporté les campagnes de l’année précédente, d’après Sam, d’où un nombre de vétérans grisonnants anormalement faible. Beaucoup d’hommes plus jeunes avaient pris d’un coup de l’avancement. Ainsi le général Bernard W. Galligasken, dont l’alerte silhouette se découpait sur la selle et qui adressait un sourire serein à l’océan clapotant de fantassins autour de lui. Il prenait grand soin de son apparence, d’après certains, et portait en effet un uniforme très ajusté qui brillait de toutes ses couleurs. Le bleu et le jaune lui allaient bien, cependant, et sa longue chevelure effleurait avec enjouement son col raide d’amidon. La crosse d’albâtre de son pistolet Porter & Earle luisait dans l’étui de cuir souple sur sa hanche et une importante quantité de métal estampé lui barrait la poitrine pour indiquer les batailles qu’il avait subies et le courage dont il y avait fait preuve. Il se coiffait d’un fantaisiste chapeau à large rebord muni d’une plume de dindon.
(Le canon chinois a tonné à deux reprises durant cette exhibition et l’un des obus a explosé à moins d’un quart de mille de notre camp, mais les Hollandais, qui visaient de très loin et ne pouvaient repérer les impacts, n’avaient pas réussi à régler avec précision leur tir sur nous. C’étaient des tirs au petit bonheur la chance que nous avons tous ignorés [29] Le canon, a dit Sam, fonctionnait avec des munitions spécifiques très coûteuses, dont les Hollandais gardaient sans doute une réserve pour les combats plus intenses à venir.
.)
La procession du général Galligasken, de sa suite de subordonnés et de porte-drapeau était un peu plus tape-à-l’œil qu’il n’eût été jugé convenable à Williams Ford, mais le général ne passait pas uniquement pour se donner en spectacle. Ses chefs de bataillon et lui se sont réunis ce soir-là en conseil de guerre. Les plans finaux ont été dressés et nos supérieurs nous ont ordonné de « dormir sur nos armes » et de nous tenir prêts à nous en aller avant l’aube.
Le lendemain matin, nous sommes partis au front à pied.
Cela a d’abord été « marche d’entraînement », qui ne nous obligeait pas à rester en formation stricte, même si, conscient de son statut de bleusaille, notre régiment nous a dignement gardés en rangs par quatre. Nous n’avancions pas vite dans l’obscurité du petit matin et les routes étaient encore humides, si bien que les caravanes de mules et les chariots à chevaux peinaient aux endroits mous. Quand l’aube a perlé sur l’horizon, le chœur incongrûment gai des oiseaux s’est ajouté au bruit de la marche, au craquement du cuir, au cliquetis des cantines et au tintement des éperons. C’était le printemps et les oiseaux nichaient sans se rendre compte que leurs foyers pourraient être détruits par la canonnade et les coups de fusil avant la fin de la journée ou de la saison.
Le territoire que nous traversions avait été construit à l’excès à l’époque des Profanes de l’Ancien Temps, mais il ne restait que quelques traces de cette période exubérante et une forêt entière avait poussé depuis, érables, bouleaux et pins, dont les racines ligneuses ne pouvaient manquer de s’entortiller autour des objets de l’Efflorescence du Pétrole, ou des os de leurs propriétaires. Qu’est-ce que le monde moderne, a un jour demandé Julian, sinon un grand cimetière reconquis par la nature ? Chacun de nos pas résonnait dans les crânes de nos ancêtres, et j’ai eu l’impression de marcher non sur de la terre, mais sur des siècles.
Les escarmouches ont commencé dès que le soleil s’est détaché de l’horizon, ou peut-être avaient-elles débuté plus tôt, car nous avancions en queue et le vallonnement des alentours étouffait les bruits de bataille. Celle-ci s’est d’ailleurs annoncée, telle une tempête en approche, par une série de signes de mauvais augure : d’abord le voile de fumée sur les vallons devant nous, puis le grondement grave de l’artillerie, le crépitement des armes légères et enfin l’odeur âcre de la poudre. Ces signes de conflit ont gagné en volume et en intensité au fur et à mesure que le soleil grimpait dans le ciel et nous avons commencé à voir de quoi démoraliser n’importe quel soldat : des charretées de morts et de blessés qu’on emportait à l’arrière. « Les combats doivent être acharnés », ai-je dit à voix basse tandis qu’un chariot du Dominion (comme on appelait ces ambulances de fortune) nous croisait en bringuebalant, ses passagers invisibles sous le toit bâché poussant des gémissements et des hurlements bien trop audibles dans l’air du matin.
Nous sommes alors arrivés au sommet d’une autre colline, d’où nous avons vu pendant quelques instants le champ de bataille devant nous comme un plateau de jeu, mais presque entièrement recouvert de fumée. J’ai cru voir le général Galligasken l’observer de la même crête, et nos canons à longue portée, déployés là, ne cessaient de tirer et de reculer. Plus bas s’étiraient les premières tranchées ennemies.
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