Cela a été mon premier aperçu des Hollandais [30] Ou plus correctement des «Deutsche», car l’Allemagne est le cœur et le cerveau de Mitteleuropa, et «Deutsche» un autre terme pour désigner la langue allemande. Mais nombre de soldats étrangers au Labrador, comme la plupart des colons étrangers, étaient d’anciens habitants des Pays-Bas, contrée récemment recouverte en grande partie par la mer. [ N. d. T .: l’auteur joue ici sur l’intraduisible proximité des termes Dutch , qui signifie «Hollandais», et Deutsche.]
.
J’ai eu beaucoup de mal à me contenir en voyant leur armée amassée là. J’entendais depuis toujours dire tant de choses sur les brutaux et agressifs Mitteleuropéens qu’ils étaient devenus pour moi une sorte de légende : on en parlait beaucoup sans jamais les voir. Ils étaient bien là en chair et en os, et malgré la distance, les volutes de fumée et l’atmosphère brûlante de coups de feu, je distinguais leurs uniformes noirs et leurs casques bleus caractéristiques ainsi que leurs étranges drapeaux frappés de la croix et du laurier.
De cette hauteur, ils semblaient tenir des positions bien défendues, disposées par leurs tranchées en un large demi-cercle ponctué de ravelins, de redoutes et d’abattis qui aboutissait de chaque côté à une rive sous contrôle ferme de l’artillerie ennemie. Une division américaine se livrait à présent à une audacieuse attaque frontale, avec des escarmouches sur les flancs en guise de diversion. L’attaque ne se déroulait toutefois pas pour le mieux, à en juger par le nombre de cadavres qui jonchaient déjà le sol devant les fortifications hollandaises.
Sam s’est penché à l’oreille de Julian pour lui demander de sa voix d’instructeur : « Qu’est-ce que tu vois ?
— Une bataille », a répondu Julian. Il avait la voix mal assurée et je l’avais rarement vu le visage aussi exsangue, malgré sa pâleur naturelle.
« Tu peux faire mieux que ça ! Ressaisis-toi et dis-moi ce que tu vois ! »
Julian a réprimé sa peur avec un effort visible. « Je vois… Eh bien, une attaque conventionnelle… conduite avec hardiesse, mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi le général gâche tant de soldats de cette manière… il semble n’y avoir aucune stratégie, rien que de la force brutale.
— Galligasken n’est pourtant pas idiot. Qu’est-ce que tu ne vois pas, Julian ? »
Julian a regardé encore un moment, puis a hoché la tête. « La cavalerie.
— Et pourquoi Galligasken n’a-t-il pas lancé sa cavalerie dans la bataille ?
— Parce qu’elle est ailleurs. Tu sous-entends qu’il a bel et bien une stratégie, et que nos forces à cheval y jouent un rôle.
— C’est ce que j’espère, du moins. »
Le combat semblait en effet hardi mais inefficace. L’attaque américaine a commencé à reculer sous nos yeux… une de nos divisions de vétérans s’était retrouvée sous un feu particulièrement nourri et son chef ne parvenait pas à rallier ses troupes. Un porte-drapeau est tombé, son étendard n’a pas été récupéré. Des hommes terrifiés gisaient immobiles ou tournaient les talons pour se précipiter vers l’arrière, ce qui aurait pu constituer le début d’une déroute si on n’avait alors jeté notre régiment dans la mêlée en renfort.
Un soldat au bras fracassé m’a croisé tandis que nous avancions dans le bruit et la fumée. Son avant-bras gauche ne lui tenait presque plus au coude – seuls quelques filaments mucilagineux l’y reliaient encore – et l’homme le serrait sur son ventre de la main droite à la manière d’un enfant qui cherche à empêcher ses camarades de jeux de lui voler son sac de bonbons. Son uniforme dégoulinait de sang. Il n’a pas semblé nous voir et même s’il ne cessait d’ouvrir la bouche, aucun son ne sortait de ses lèvres.
« Ne le regarde pas ! m’a réprimandé Sam. Les yeux toujours devant toi, Adam ! »
Sam était le seul parmi nous à se comporter en soldat. Il avançait accroupi en tenant d’une main ferme son fusil Pittsburgh. Le reste d’entre nous traversait cette prairie mutilée comme du bétail avance sur la glissière d’un abattoir (un processus que m’avait décrit Lymon Pugh). Notre commandant de compagnie nous a crié que nous serions abattus comme des oies si nous continuions à nous agglutiner, aussi nous sommes-nous séparés, mais à contrecœur. Dans de tels moments, n’importe qui a soif d’une autre présence humaine, ne serait-ce que pour pouvoir se cacher derrière.
Nous sommes restés protégés un certain temps par l’épais voile de fumée à la nauséabonde odeur de cordite et de sang qui recouvrait le champ de bataille, même si des obus ennemis explosaient autour de nous par intervalles et blessaient de leurs éclats certains de nos camarades. Arrivés à proximité des lignes ennemies, nous avons toutefois essuyé des salves et notre compagnie n’a pu éviter des pertes. J’ai vu deux hommes tomber, l’un blessé au visage, et l’un des nôtres partis en avant-garde a réapparu sous forme de cadavre dans un trou d’obus, ses organes vitaux si largement éparpillés sur la terre sanglante qu’il nous a fallu prendre garde à ne pas piétiner ses viscères fumants. L’anormalité flagrante de la situation m’a convaincu que j’avais perdu la raison, ou que le monde était soudain devenu fou. Dans les romans de M. Charles Curtis Easton, la guerre n’était jamais menée avec autant de sauvagerie. Les combats chez M. Easton incluaient courage, cran, patriotisme et toute cette tribu de vertus rassurantes. La bataille à laquelle je participais ne permettait rien de tel : elle se limitait à tuer ou être tué, en fonction du hasard et des circonstances. J’ai gardé mon fusil prêt à servir et tiré à deux reprises sur des apparitions dans la fumée, sans aucun moyen de déterminer ensuite si je les avais touchées.
Parmi les pensées qui me tourbillonnaient dans la tête figurait une inquiétude passagère pour Julian. Je ne pouvais m’empêcher de repenser à ces expéditions durant lesquelles nous chassions l’écureuil ou n’importe quel autre gibier à Williams Ford, et au plaisir qu’il en tirait toujours, sauf aux moments où nous tuions. C’était l’une de ces personnes douces qui reculent d’instinct devant la mort et redoutent de l’infliger. Il ne s’agissait pas de lâcheté, mais d’une espèce d’innocence… une admirable quoique innée tendresse de sentiment , que je soupçonnais sur le point de lui faire perdre la vie.
Le vent s’est alors levé, dégageant de son voile une partie du champ de bataille encalminé, bien que toujours sauvagement animé. La bourrasque suivante nous a très nettement révélé les plus proches lignes des défenseurs hollandais, comme si on venait de lever un rideau. Une rangée de canons de fusil dépassait de parapets en terre comme les piquants d’un porc-épic. Ces canons se sont braqués à la hâte sur nous, maintenant qu’on y voyait assez clair pour viser correctement, et de la fumée en est sortie.
« À terre ! » a crié Sam, en oubliant un instant qu’il n’était pas le commandant de compagnie, mais un simple soldat. C’était cependant un avis de bon aloi, que nous avons tous suivi. Nous nous sommes jetés au sol, la plupart volontairement, même si certains sont tombés d’une manière qui semblait indiquer qu’ils ne se relèveraient plus. Les balles hollandaises sont passées en sifflant, exaspérants bruits d’insectes, « voix de moustiques au vol cependant mortel », comme l’a écrit M. Easton quelque part, avec justesse, en l’occurrence. Nous avons tous étreint le sol comme si la familière métaphore de la Terre mère était devenue réalité… des cochons de lait n’auraient pu être plus intimement reliés à la truie qui les avait mis bas.
Читать дальше