Quelques commentaires impressionnés se sont élevés parmi les recrues, dont seule une petite minorité avait déjà mis le pied à l’intérieur d’une cathédrale, et plusieurs ont poussé des cris sonores pour entendre leurs voix se répercuter sur les hautes voûtes du plafond avant que le major Lampret ne les réduisît à un silence respectueux. Nous avons ensuite pris place sur les bancs.
« Ça ne t’énerve pas, ai-je chuchoté à Sam, d’être à un endroit pareil pour assister à un office chrétien ?
— J’ai été élevé par des chrétiens après la mort de mes véritables parents, m’a-t-il rappelé, si bien que je me suis souvent retrouvé dans une église à Pâques ou à d’autres occasions, et j’essaie de me conduire en invité bien élevé, sinon en authentique adepte. Silence, maintenant, Adam Hazzard, écoute les chants. »
Il se trouvait que nous étions placés près du chœur. Celui-ci m’a d’abord semblé une simple foule indistincte et entièrement vêtue de blanc. Mes yeux se sont ensuite habitués à la pénombre et j’ai remarqué que les choristes étaient des femmes, pour la plupart jeunes. J’avoue non sans honte que cette découverte m’a ravi, car les Montréalaises étaient d’une beauté aussi frappante (m’a-t-il semblé sur le moment) que tous les saints des vitraux et les martyrs de marbre de la chrétienté.
Les sceptiques mettront cela sur le compte des privations de la vie militaire – et ils n’auront bien entendu pas tout à fait tort –, mais je suis convaincu que ma fascination comportait aussi une part de destinée, car il y avait au premier rang du chœur la plus belle femme que j’avais jamais vue.
Je ne tenterai pas ici de coucher les émotions que cette anonyme a éveillées en moi : les superlatifs embarrasseraient l’auteur d’âge mur. En m’aidant de toute l’objectivité que je peux rassembler, voici donc ce que j’ai vu : une petite personne de sexe féminin à peu près du même âge que moi, en surplis d’un blanc de nuage, au corps que certains qualifieraient de robuste et d’autres de sain, au radieux visage rose, aux grands yeux d’une couleur que je ne discernais pas à cette distance, même si je les ai imaginés (à raison, en l’occurrence) d’un beau châtain, et dont la couronne de cheveux torsadés comme une grande collection de ressorts ébène faisait un halo spectaculaire avec la lumière qui lui arrivait dans le dos. Si elle m’a remarqué en train de la dévisager, elle n’en a rien laissé paraître.
Je n’arrivais pas à distinguer sa voix de celle des autres choristes, mais je ne doutais pas qu’elle fût aussi pure et angélique que le reste. Elles chantèrent un hymne que je ne connaissais pas, avec des références à la forteresse de la Vertu, l’arsenal de la Foi et autres architectures métaphoriques. Puis, hélas pour moi que ces chants transportaient, elles se sont tues et le major Lampret lui-même est monté en chaire. Tous les yeux se sont soudain fixés sur lui, y compris ceux du chœur, et je me suis retrouvé contrarié par l’apparence soignée que lui donnait son uniforme du Dominion, avec la lumière multicolore qui se reflétait sur les ailes d’ange de son insigne pectoral.
Usant de sa voix de champ de manœuvre pour qu’elle portât jusqu’aux derniers rangs, le major Lampret a expliqué que la cathédrale, bien qu’en principe catholique, avait accepté d’accueillir des offices chrétiens non confessionnels, approuvés et arrangés par le Dominion, pour le bénéfice spirituel des divisions dont l’armée pouvait se passer au front. Il a remercié le clergé local pour sa générosité, puis nous a tous avertis qu’il fallait garder le silence, s’abstenir de manger la moindre nourriture que nous aurions cachée sur nos personnes, ne pas interrompre le service en criant « Tout à fait ! », « Et comment ! » ou autres éjaculations vulgaires, ne pas applaudir ni siffler à la fin du sermon, mais plutôt rester assis sans bouger en pensant à la Rédemption.
Un membre du clergé local – un prêtre, j’imagine, car c’est le nom qu’on donne aux ecclésiastiques catholiques – est alors venu lire le sermon préparé pour lui par les érudits du Dominion. La leçon promettait d’être longue – elle commençait avec des feuilles de palmier et annonçait une route paisible vers la Résurrection (qui était pour moi le point culminant de l’histoire, car j’avais toujours aimé imaginer la stupéfaction des observateurs en découvrant la Tombe Vide) – et le prêtre possédait un étrange et monotone débit ecclésiastique qui, combiné à la chaleur, à la fatigue de la marche et à l’air enfumé, a provoqué un certain nombre de dodelinements parmi ses paroissiens temporaires. Assis près de moi, Julian semblait très attentif, mais je savais qu’il ne fallait pas se fier aux apparences, car il m’avait avoué un jour à quoi il s’occupait durant les offices religieux (un athée n’étant pas davantage à sa place qu’un Juif dans une église) : il passait le temps, affirmait-il, en imaginant le film qu’il réaliserait un jour, La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin, en énumérant en esprit chacune des scènes et des répliques, chaque possibilité de décor, chaque moyen de renforcer la dramatisation de l’intrigue.
J’ai combattu ma propre somnolence en jetant de temps en temps des coups d’œil au chœur, où la femme qui m’avait fasciné restait patiemment assise. Le sermon ne semblait pas l’ennuyer du tout, même s’il lui arrivait de lever les yeux au ciel, davantage par exaspération (ai-je eu l’impression) que pour prier, et même si elle s’est gratté deux fois le mollet droit avec son pied gauche. Comme la journée se réchauffait de plus en plus, de la sueur lui a perlé au front et a dégouliné sur sa joue en absorbant et reflétant la lumière colorée. J’ai trouvé cela passionnant.
Une heure a passé. L’ecclésiastique avait atteint la moitié de son oraison (du moins d’après mes déductions, car nous avions dépassé Judas et nous trouvions sur le point de nous lancer dans les sales affaires avec Ponce Pilate) quand une détonation a retenti au loin, comme un coup de tonnerre, suivie d’un grondement grave qui est remonté par le bois des bancs jusque dans nos colonnes vertébrales. Quelques marmonnements se sont élevés dans les rangs, mais le prêtre a poursuivi malgré tout et Sam a chuchoté : « Tir d’artillerie… aucun danger pour nous, les Hollandais n’ont pas de canons capables d’atteindre Montréal depuis leurs positions. »
Ses propos m’ont rassuré. Quelques minutes plus tard – le temps de négocier méticuleusement le Chemin de Croix –, nous avons entendu une autre explosion, plus proche, cette fois, qui a fait hésiter l’ecclésiastique et pleuvoir de la poussière du plafond. « Ce n’est pas tombé loin ! » me suis-je exclamé en m’adressant à Sam.
Il fronçait les sourcils. « Ce ne devrait pas être possible… »
Le major Lampret nous a fait taire. Mais cela a recommencé : une détonation vive suivie d’un grondement qui se propageait, si fort qu’il semblait – était peut-être – juste à côté. J’ai entendu le tintement des cloches à incendie au loin et quelqu’un en ville a commencé à actionner une sirène à main… bruit sinistre et déplaisant que je n’avais encore jamais entendu.
Le régiment s’est alors dressé, effrayé, le prêtre en chaire a agité les mains en un geste pressant mais incompréhensible et le major Lampret a crié « En rangs ! Formez les rangs et marchez vers la sortie, soldats, on nous veut ailleurs, mais ne courez pas, vous bloqueriez les portes… »
Un obus a alors atteint la cathédrale elle-même, en une explosion assourdissante qui a soufflé les vitraux et les a propulsés à l’intérieur de l’édifice. Des éclats de verre aux couleurs brillantes et tranchants comme un rasoir ont plu tout autour de nous. J’ai vu près de la chaire un homme transpercé par un éclat cristallin venu d’un saint de verre – une blessure presque certainement mortelle –, puis une panique générale est née pour de bon, malgré les ordres criés par le major Lampret. J’ai commencé par me joindre à la ruée vers les portes avant de me retourner pour voir ce qu’il advenait de la fascinante choriste. Elle avait toutefois disparu, éclat blanc parmi la volée de surplis ondulant qui se précipitait dans une pièce attenante.
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