J’ai suivi Sam et Julian, et j’avais presque atteint la sortie quand j’ai été bousculé dans le dos (sans doute par un fantassin trop empressé). Je suis tombé en me cognant la tête au dossier exquisément sculpté d’un banc, ce qui m’a fait perdre toute connaissance.
Je ne suis pas resté longtemps inconscient… juste le temps d’être séparé de mon régiment.
J’ai relevé la tête, perplexe, avec comme principale sensation une douleur à la tempe. La grande cathédrale était toujours intacte, à l’exception des fenêtres brisées, et presque déserte suite à la débandade : seuls restaient le prêtre et quelques autres ecclésiastiques qui s’occupaient du blessé près de la chaire. Quand je me suis tâté à l’endroit du crâne qui avait percuté le banc, mes doigts se sont tachés de sang. J’ai cherché Sam ou Julian du regard, ou même Lymon Pugh, mais ils étaient partis avec le reste du régiment… rentrés au camp, ai-je supposé, pour se préparer à réagir à ce nouvel affront hollandais. Je ne doutais pas qu’ils m’auraient emmené, si je n’étais pas tombé entre deux bancs, à un endroit difficile à voir au sein d’une telle précipitation. J’ai conclu qu’il me fallait rejoindre mon régiment aussi vite que possible, sous peine d’être noté absent sans permission ou porté déserteur.
Sauf que quand je me suis traîné hors de la cathédrale, j’ai aussitôt été perdu. Le pilonnage avait provoqué de graves dégâts dans le quartier, si bien que des débris et de petits incendies bloquaient la rue par laquelle j’étais arrivé. Parfois blessés ou brûlés, les Montréalais couraient çà et là au hasard, et sur les chaussées dégagées, des chariots de pompiers peints en rouge attelés à des chevaux de trait pantelants bringuebalaient dans de furieux tintements de leurs cloches de cuivre. Seuls certains quartiers de cette vaste cité avaient toutefois souffert – elle était si étendue qu’elle semblait en grande partie indemne – et après un instant de réflexion, j’ai résolu de me diriger vers le nord jusqu’à ce que je visse le pont en fer traversé en arrivant avec mon régiment. Cette résolution à l’esprit, je me suis mis en marche dans une rue transversale épargnée par l’attaque, rue sur laquelle les immeubles de quatre ou cinq niveaux avaient été divisés en boutiques, avec aux étages des balcons et des balustrades en fer décorés de fleurs de printemps. Cette pittoresque ruelle n’avançait toutefois pas droit, mais se tortillait comme un serpent, si bien que, au carrefour suivant, je n’ai pu déterminer quelle direction prendre.
Dans l’intervalle, des foules de citadins n’ont cessé de me frôler. Nombre d’entre eux, fuyant l’attaque d’artillerie dans le quartier de la cathédrale, étaient trop pris par leur propre infortune pour remarquer un fantassin désemparé. Je suis resté là perdu et impuissant jusqu’à ce que du blanc en mouvement attirât mon regard de l’autre côté de la rue… un surplis, comme vous l’avez peut-être deviné, et porté par nulle autre que la femme aux cheveux en ressort et aux yeux brillants. Je me suis précipité vers elle sans me soucier des nombreux chariots qui passaient sur la chaussée.
« Vous étiez dans l’église ! » ai-je lancé en arrivant près d’elle, qui s’est tournée pour me regarder, les yeux plissés, en fermant ses petits poings au cas où je m’avérasse hostile.
« Oui ? a-t-elle dit avec rudesse.
— Avez-vous… euh, été blessée ?
— Manifestement, non », a-t-elle répondu d’un ton si calme que j’ai supposé qu’elle avait pris l’habitude d’être de temps à autre bombardée par les Hollandais et cessé d’en être davantage surprise que par une averse en plein été.
« Moi, oui ! ai-je réussi à dire. À la tête !
— C’est fort regrettable. J’espère que vous vous en remettrez. »
Elle m’a tourné le dos.
« Attendez ! ai-je dit avant de désigner les volutes de fumée derrière nous. Qu’est-ce qui se passe, ici ?
— On appelle ça la guerre , a-t-elle expliqué comme si elle s’adressait à un idiot qui venait de lui demander la couleur du ciel (et pour sa défense, c’est ce dont je devais avoir l’air). Les Hollandais ont déclenché un barrage d’artillerie. Encore qu’il semble terminé, pour le moment. Vous ne devriez pas être avec votre régiment, soldat ?
— Si, je devrais, et je voudrais bien, si je pouvais le trouver. Dans quelle direction se trouve le grand pont en fer ?
— Nous en avons plusieurs, mais celui que vous cherchez est par là. »
Je l’ai remerciée, puis j’ai ajouté : « Puis-je vous raccompagner, pour votre sécurité ?
— Certainement pas.
— Je m’appelle Adam Hazzard, ai-je dit en me souvenant de l’importance de se présenter poliment.
— Calyxa », m’a-t-elle informé avec réticence, et c’était la première fois que je rencontrais cet intéressant prénom. « Regagnez votre régiment, Adam Hazzard, et pansez votre blessure. Elle saigne.
— Vous chantez magnifiquement.
— Hum », a-t-elle répondu avant de s’éloigner sans un regard en arrière.
La rencontre avait été brève mais agréable, même dans ces circonstances extraordinaires, et en me hâtant vers le pont, malgré mon appréhension, les gouttes de sang qui me coulaient sur le visage et la fumée qui montait de la ville dans mon dos, j’ai remercié la Providence, ou le Destin, ou la Fortune, ou une autre de ces divinités païennes, de nous avoir mis en contact, Calyxa et moi.
« Ils ont un canon chinois », a dit Sam.
J’avais rattrapé mon régiment, où Sam comme Julian s’étaient excusés de ne pas être venus à mon secours, et même de n’avoir remarqué mon absence qu’une fois la cathédrale évacuée. J’ai mis cela sur le compte du chaos provoqué par l’attaque plutôt que sur celui de ma propre insignifiance, et un accueil chaleureux a dissipé tout ressentiment qui aurait pu subsister en moi.
Je m’attendais à ce qu’on nous jetât aussitôt dans la bataille afin de punir les Hollandais de leur impudence. Mais une armée moderne est une bête sédentaire lente à se mettre en route. Le général Galligasken, qui la commandait tout entière, était un chef d’une prudence notoire qui répugnait à lâcher ses forces avant d’avoir envisagé la moindre éventualité et mené à bien le moindre préparatif. Cette tendance frustrait la Branche Exécutive, d’après Julian, mais rendait le général populaire au sein des troupes, qui étaient bien nourries sous son régime et dont on ne gaspillait pas inconsidérément la vie. (Les vétérans parmi nous avaient raconté la sévérité du prédécesseur de Galligasken, le général Stratemeyer, un partisan de la manière forte qui envoyait des milliers d’hommes à la mort en vaines et stériles attaques de tranchées. Le général Stratemeyer avait été tué en début d’année précédente : parti à cheval de son camp consulter un commandant de cavalerie, il s’était retrouvé, suite à un mauvais virage, en travers d’une ligne de tirailleurs hollandais qui s’étaient fait un plaisir de s’en servir comme cible pour leurs exercices de tir.)
Voilà pourquoi au lieu de partir immédiatement au front, nous sommes restés au camp tandis que les éclaireurs et les piquets auscultaient les lignes adverses d’où ils ramenaient des prisonniers qui régurgitaient des renseignements utiles sur les capacités et les intentions ennemies. Bien que toujours simple soldat, Sam a fait jouer ses relations jusqu’à se retrouver instruit de l’état courant des affaires militaires. Une semaine après l’attaque de Montréal, alors que nous nous protégions tous trois d’un nouveau passage pluvieux en nous blottissant dans notre tente cinglée par un zéphyr printanier, Sam nous a parlé du canon chinois.
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