Nous allions nous endormir quand il s’est penché vers moi depuis son couchage pour murmurer : « J’ignore combien d’hommes j’ai tués aujourd’hui, Adam.
— Suffisamment pour contribuer à la victoire.
— Est-ce vraiment une victoire ? Qu’avons-nous vu au cours de la journée ? J’ai davantage eu l’impression d’un feu dans un charnier. » Il a ajouté : « C’est chose amère que de tuer des inconnus… et pis encore d’en tuer tant qu’on ne sait plus combien. »
Il énonçait une hyperbole, mais la monotonie même de sa voix suggérait un ressentiment trop profond pour les mots. Je partageais plus ou moins son humeur. Tirer une balle dans le cœur ou la cervelle de son semblable, même si celui-ci s’évertue à faire de même dans les vôtres, crée ce qu’on pourrait appeler un souvenir inassimilable : un souvenir qui flotte sur la vie quotidienne à la manière d’une tache d’huile sur l’eau de pluie. Mélangez cette eau dans la citerne, éparpillez l’huile en gouttes innombrables, dispersez-la autant que vous voudrez, elle ne se mélangera pas et la tache finira par revenir, intacte et toujours aussi abominable.
« On ne pourra plus jamais être comme avant », a chuchoté Julian.
Je me suis redressé avec indignation sur mon lit. « Je ne suis toujours qu’Adam Hazzard. Adam Hazzard de Williams Ford n’a pas disparu, Julian. Il est juste allé à la guerre. Un jour, il ira ailleurs. À New York, peut-être. »
Julian a de toute évidence tiré réconfort de ma grossière philosophie, car il m’a serré la main avec chaleur en me glissant d’une voix tremblante : « Merci de l’avoir dit.
— Dors là-dessus, ai-je suggéré. Nous n’aurons peut-être pas besoin de tuer qui que ce soit demain et tu as bien besoin de repos. » Je n’ai toutefois pas pu suivre mon propre conseil… je n’ai en effet pas réussi à m’endormir, malgré mon épuisement, et Julian non plus, si bien que nous sommes restés allongés tandis que la lune dardait ses rayons sur le champ de bataille où nous avions repoussé les Hollandais, sur les tentes d’hôpital avec leur rebut de membres amputés, sur le fleuve qui coulait quelque peu ensanglanté pour rejoindre le Saint-Laurent puis continuer jusqu’à l’océan sans rivage.
Grâce aux préoccupations humanitaires du général Galligasken à l’égard de l’armée des Laurentides, nous n’avons pas été obligés de combattre le lendemain, ni de poursuivre à pied l’ennemi. Nous avons simplement enterré nos morts et consolidé nos défenses au cas où les Hollandais tenteraient de contre-attaquer.
En moins d’un mois, ce terrain deviendrait une Géhenne ruisselante, seulement hospitalière pour les moustiques et les taons qui se repaissaient de chair humaine ou animale, et nos marches, si nous en faisions, se transformeraient en mortels concours d’endurance. Déjà les tentes d’hôpital, quand elles ne se consacraient pas entièrement aux blessés, abritaient un certain nombre d’invalides souffrant de « la courante », et nous vivions sous la menace permanente d’une épidémie de choléra ou d’une autre maladie contagieuse. L’eau des tonneaux militaires étant stagnante et moisie, nous buvions celle des ruisseaux des environs en espérant que tout se passerait bien.
Le temps est toutefois resté calme et agréable quelques jours supplémentaires. Le dimanche après-midi, après les services du Dominion, une lassitude générale s’est emparée du camp et j’ai flâné entre les tentes tel un Aristo dans son jardin (même si la plupart des jardins aristocratiques sont plus agréables au nez que les campements militaires).
Je me promenais ainsi, en profitant du soleil et en fredonnant tout bas des mélodies, quand j’ai entendu un bruit qui m’a à la fois intrigué et intéressé.
Un camp militaire résonne de toutes sortes de bruits, soldats du génie en train de cogner sur du bois pour d’impénétrables raisons, forgerons occupés à courber des fers à cheval sur leur enclume, fantassins en exercices de tir et bien d’autres activités sonores. Le repos dominical avait toutefois grandement atténué ceux-ci. Ce que j’ai entendu pouvait être pris, de loin, pour le tambourinement irrégulier d’un pivert sur un arbre, ou pour un petit joueur de tambour ne parvenant pas, malgré tous ses efforts, à maîtriser un nouveau rythme, avec cependant une sonorité plus sèche et plus mécanique. Une fois ma curiosité éveillée, je n’ai eu d’autre idée en tête que trouver l’origine de ce bruit.
Il provenait approximativement , me suis-je vite aperçu, d’une tente carrée située en hauteur sur une prairie pentue qui, plus loin à l’est, se transformait en une importante colline. Les rabats de cette tente étant ouverts, je suis passé devant d’un pas nonchalant, les mains dans le dos et en feignant l’indifférence, mais sans manquer de jeter un ou deux coups d’œil discrets à l’intérieur. Sauf qu’il m’a été difficile d’y voir vraiment quelque chose, gêné comme je l’étais non seulement par l’ombre à l’intérieur, mais aussi par de sombres miasmes de tabac et de chanvre qui sortaient mollement dans le soleil en exhalations torsadées comme si la tente elle-même vivait et respirait. J’ai donc dû passer à plusieurs reprises avant de distinguer l’origine d’autant de fumée et de bruit : un homme assis à une fragile table en bois sur laquelle il actionnait une machine.
Mes efforts de discrétion semblent avoir été infructueux, puisque le mystérieux individu m’a hélé à mon septième ou huitième passage : « Arrêtez de traîner par là, l’inconnu ! » Il s’exprimait d’une voix rocailleuse et avec un accent nasillard assez semblable à celui de Julian. « Entrez ou allez-vous-en, je m’en fiche, mais décidez-vous.
— Désolé de vous avoir dérangé, me suis-je hâté de dire.
— J’étais dérangé avant que vous arriviez, ne vous attribuez pas tout le mérite… Qu’est-ce que vous regardez comme ça ?
— Votre machine », ai-je reconnu en pénétrant d’un pas et sans y être invité dans l’ombre de la tente tout en résistant à la tentation de retenir mon souffle. Une fois accoutumé à la pénombre, j’ai constaté que l’homme était muni d’un cendrier, d’une pipe, d’une blague en cuir et d’une flasque qui ajoutait l’astringente odeur de l’alcool au mélange déjà vertigineux de muscs qui flottait dans l’atmosphère. Il n’était pas vêtu comme un fantassin et semblait même civil. Il portait des habits râpés et rapiécés, mais qui avaient dû être convenables à un moment donné. Un chapeau étroit lui descendait sur les yeux.
Ceci n’étant qu’une description rapide de l’homme, car je m’intéressais bien davantage à la machine. À peine plus volumineuse qu’une grosse boîte à pain, elle était néanmoins aussi complexe que les entrailles d’une montre de poche, avec un laquage noir parsemé de boutons ronds et carénés, chacun gravé d’une lettre. Des mots étaient imprimés sur une feuille de papier enroulée à l’arrière sur un cylindre qui ressemblait à un rouleau à pâtisserie.
« C’est une machine à écrire, m’a informé l’homme. J’imagine qu’on n’en trouve pas dans le hameau perdu dont vous venez. »
J’ai ignoré l’insulte implicite à Williams Ford pour demander : « Vous voulez dire que c’est une presse d’imprimerie ? Vous fabriquez un livre ? » (Car je ne m’étais pas encore renseigné sur la manière de fabriquer des livres, aussi supposais-je qu’on procédait peut-être ainsi : en les faisant recopier lettre après lettre par des malpropres.)
« Vous trouvez que j’ai l’air d’un éditeur ? Vous ne devriez pas abuser de mon hospitalité et ensuite m’insulter.
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