Les affaires étaient moins bonnes en hiver, nous a indiqué Sam, mais ne s’interrompaient pas totalement. Cela se voyait aux écuries et parcs à bestiaux bien remplis du négociant, ainsi qu’au nombre d’employés à l’œuvre. Nous sommes arrivés devant la demeure principale, ou le bureau principal, un bâtiment légèrement plus grand que les cabanes grossières qu’on trouvait alentour. Nous avons été ignorés par une vingtaine de palefreniers indifférents, jusqu’à ce qu’une femme dépenaillée apparût sur le seuil. Quand Sam a demandé à voir le propriétaire, elle est repartie sans un mot dans la maison, d’où est alors sorti un individu corpulent à l’air brutal.
Il s’est présenté sous le nom de Winslow, mais sans tendre la main. Il a préféré nous regarder en feignant l’indifférence et en nous demandant pourquoi nous le dérangions par un paisible dimanche matin.
« Certains articles à vendre, a répondu Sam.
— Eh bien, je n’achète rien, pour le moment. » Les yeux de M. Winslow se sont toutefois attardés sur les bêtes de la Propriété.
« On pourrait peut-être en discuter en privé », a proposé Sam, et M. Winslow a soupiré puis effectué de spectaculaires gestes d’impatience et de mépris avant de finir par inviter Sam à l’intérieur pour marchander. Julian et moi sommes restés avec les chevaux.
Nous avons tué le temps en explorant les environs du regard. Les animaux dans les écuries ne recevaient que des soins superficiels, pour autant que nous pussions en juger. Je n’avais pas très envie de remettre Extase à ces personnes, même si j’étais convaincu qu’il le fallait. « Tout finira par s’arranger », ai-je chuchoté à ma monture éclopée mais loyale. J’ai dit cela en lui caressant la crinière et en parlant comme si je croyais à ce que je disais.
Derrière le comptoir commercial de M. Winslow, les tours du silo à charbon se dressaient à l’endroit où la voie ferrée coupait la plaine enneigée en deux. Voir ces rails m’a un peu excité. J’étais allé une fois ou deux à Connaught, la tête de ligne qui desservait Williams Ford, sans jamais avoir pris le train. Comme les rails et les ponts sur lesquels ils circulaient, les trains m’avaient toujours émerveillé. Je me suis demandé à quoi ressemblerait de voyager dans l’un d’eux… de sentir les milles défiler sous mes pieds comme les nuages sous les ailes d’un oiseau, d’être transporté à grande vitesse vers les fabuleux ports et cités de l’Est.
Sam est ressorti la mine sombre de chez M. Winslow. Il nous a ordonné de mettre pied à terre et de remplir nos besaces avec la nourriture contenue dans les sacoches de selle, car tout le reste avait été vendu : montures, selles, fusils. Je me suis élevé contre ce dernier point : n’aurions-nous pas besoin d’armes pour nous protéger ? Mais Sam a fait remarquer qu’un fusil était un objet encombrant, difficile à dissimuler, et que nous aurions été les seuls voyageurs à en avoir. Winslow est alors sorti de sa cabane pour inspecter les chevaux d’un œil critique, en claquant la langue à chaque défaut invisible, mais sans pouvoir totalement dissimuler le plaisir que lui procurait la qualité des bêtes élevées à la Propriété.
« M. Winslow a aussi eu l’amabilité de nous autoriser à passer la nuit dans son grenier à foin, a ajouté Sam. On attend un train demain matin, sauf retard dû à l’enneigement des cols. Avec un peu de chance, nous pourrons y monter, même s’il nous reste à acheter nos billets. »
J’ai fait mes adieux à Extase, qui m’en a remercié d’un regard dédaigneux, et j’ai essayé de ne penser qu’à l’excitante perspective d’un voyage en train.
Sam nous a précédés en direction de la foule des fugitifs en puissance qui avaient établi leur campement à côté du dépôt de charbon pour attendre le train du lendemain. Ces sans-terre circulaient entre des huttes et des tentes colorées, où des vendeurs troquaient des repas chauds, des armes de poing, des objets de récupération et des babioles porte-bonheur. La plupart de ces voyageurs, vendeurs comme clients, étaient de sexe masculin, mais on voyait quelques familles dans la foule, parfois avec des enfants. J’ai demandé à voix basse à Sam comment ces gens s’étaient retrouvés là.
Il m’a expliqué que certains étaient des ouvriers enfuis des grandes Propriétés de l’Ouest pour échapper au contrat et à la loi. Il y avait aussi des saisonniers ou des ouvriers d’usine libres, bloqués par les exigences du voyage au marché noir, ainsi que des petits agriculteurs déplacés par l’expansion des Propriétés. Et beaucoup de criminels de l’espèce la plus commune. La plupart espéraient prendre le prochain train qui allait dans l’Est.
J’ai craint que nous eussions à leur disputer une couchette ou peut-être à rester à quai, perspective peu réjouissante puisque Willy Bass l’Unijambiste nous poursuivait toujours, mais Sam m’a dit de ne pas m’inquiéter : il avait gardé bien assez de numéraire pour nous assurer une place à bord.
Nous avons laissé Sam entrer dans le bâtiment en bois de charpente qui abritait les bureaux du Cartel du Rail. Il y est resté un temps considérable, durant lequel Julian et moi nous sommes promenés un peu entre les étals des vendeurs, examinant les couvertures teintes, les réchauds à alcool, les canifs et les porte-bonheur en os de jarret de porc. J’ai été tenté par des brochettes de viande grillées au barbecue – l’odeur, après des jours de nourriture de piste, était enivrante –, mais Julian m’a rappelé que cette viande pouvait être de qualité douteuse, car elle provenait presque certainement d’animaux que M. Winslow ne pouvait envoyer avec profit dans l’Est, autrement dit de vieilles mules et de bétail tuberculeux. Si féroce qu’il fût, mon appétit a alors battu en retraite.
L’air résolument satisfait, Sam est ensuite ressorti du Cartel du Rail. Il nous a dit avoir acheté trois places dans le tout prochain train et qu’avec un peu de chance, nous ne resterions qu’une nuit à Bad Jump.
Nous avons passé celle-là dans le grenier d’une des granges de M. Winslow, logement plutôt fruste. Sam a divisé les heures d’obscurité en trois gardes. Julian a pris la première, Sam la deuxième et moi la dernière… celle du petit matin, la plus froide. Lorsque Sam m’a réveillé pour le relever, je me suis enveloppé dans ma couverture et l’ai remplacé à la porte du grenier, ouverte au vent, où j’ai entassé du foin autour de moi jusqu’à n’être plus guère qu’une paire d’yeux au milieu d’une balle de foin.
Trois heures se sont écoulées dans le calme tandis que je luttais contre le froid et la tentation du sommeil. Puis le ciel s’est éclairci de la lueur nacrée qui annonce l’aube. L’horizon à l’ouest s’est révélé en une silhouette glaciale et j’ai vu quelque chose de très intéressant : une colonne de fumée noire comme de l’encre, lointaine mais qui se rapprochait avec régularité. C’était le train. (À l’époque, la plupart des locomotives brûlaient de la houille grasse plutôt que de l’anthracite, si bien que par temps clair, on n’avait aucun mal à reconnaître les traces sales qu’elles laissaient dans le ciel.)
Je suis sorti du foin pour réveiller les autres, mais j’ai été devancé par l’épouse de M. Winslow, qui est apparue au sommet de l’échelle dressée dans la grange sous nos pieds pour nous lancer d’un ton vif : « Un train arrive par l’ouest, les gars ! Et la cavalerie par le nord ! Feriez mieux de partir ! »
La nouvelle de l’approche de la cavalerie avait dû se répandre un peu partout à Bad Jump, car quand nous avons quitté la grange après avoir rassemblé nos effets, toute la ville se trouvait en effervescence.
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