Je lui ai répondu que je connaissais et comprenais le choix que j’avais fait, puis je l’ai remercié pour son aide en promettant d’essayer de mon mieux de me rendre utile durant le voyage.
« Comme tu as lié ton sort au nôtre, je ferai mon possible pour te protéger de tout danger, Adam… je te le promets. Mais je me suis engagé avant tout à assurer la sécurité de Julian, la tienne vient après. Tu comprends ? »
Bien qu’elles n’eussent rien de rassurant, c’était des paroles honnêtes, et généreuses, dans leur domaine. J’y ai répondu d’un hochement de tête. Puis j’ai pris une grande respiration pour m’excuser du choc subi en découvrant qu’il était juif.
« Il vaut mieux ne pas en parler, dit-il. Surtout en public. »
C’était indubitable, mais ma curiosité l’avait emporté et comme nous ne nous trouvions absolument pas « en public », je me suis hasardé à demander depuis combien de temps il était juif et ce qui l’avait conduit, entre toutes les fois, à en choisir une problématique, bien que vénérable.
Sam s’est renfrogné, pour autant que je pusse déchiffrer son expression derrière sa barbe. « Adam… ce sont des questions personnelles…
— Oui, et je suis désolé, veuillez m’excuser, je me demandais juste…
— Non… attends. Puisqu’on va voyager ensemble, tu as le droit de savoir, j’imagine. Ce qui m’embarrasse, c’est que je ne peux pas te fournir une réponse complète. » Il a tisonné le feu d’un air songeur pendant que le vent hurlait dans les fissures de la ruine obscure. « Mes parents étaient juifs, mais ils pratiquaient dans la clandestinité. J’étais très jeune quand ils sont morts. J’ai été élevé par une famille chrétienne charitable et je suis entré à l’armée quand j’ai eu l’âge. »
J’ai supposé que c’était ainsi qu’il avait acquis ce dont il avait besoin pour passer inaperçu dans une majorité chrétienne. « Mais les rituels auxquels vous vous livriez…
— C’est tout ce qu’il me reste du judaïsme, Adam. Quelques prières dont je me souviens mal pour les grandes occasions. J’ai rencontré un certain nombre de Juifs dans ma vie, si bien que j’ai plus ou moins pu rafraîchir ce que je comprenais des rites et des doctrines de ma religion. Mais je ne peux affirmer m’y connaître ou pratiquer.
— Alors pourquoi avez-vous allumé les bougies et dit les prières ?
— Pour honorer mes parents, et leurs parents avant eux, et ainsi de suite.
— Ça suffit pour devenir juif ?
— Dans mon cas, oui. Je suis sûr que le Dominion serait du même avis.
— Mais vous vous déguisez très bien, ai-je dit pour le complimenter.
— Merci », a-t-il répondu d’un ton quelque peu acide, avant d’ajouter : « Il va très bientôt falloir nous déguiser tous les trois. J’ai l’intention par la suite de nous faire monter à bord d’un train en partance pour l’est. Mais nous ne pouvons pas voyager au milieu des gens respectables… la nouvelle de la disparition de Julian aura circulé parmi cette classe. Nous devrons nous faire passer pour des sans-terre. Toi en particulier, Julian, il faudra que tu perdes tes manières et ton vocabulaire, quant à toi, Adam », et il m’a alors jeté un regard d’une gravité qui m’a paru troublante, « tu vas devoir renoncer à une partie de la politesse affectée de la classe bailleresse, si nous ne voulons pas être découverts. »
Je lui ai dit que, de par les activités de mon père dans l’Église des Signes, j’avais croisé de nombreux ouvriers sous contrat ou de passage. Je savais formuler une négation en omettant le « ne », cracher si la nécessité s’en faisait sentir et même jurer, encore que je n’aimais pas ça.
« D’accord, mais les hommes et les femmes qui partagent la foi de ton père se sont déjà distingués par leur besoin de fréquenter une église. Dans quelques jours, nous serons entourés de voleurs, de fugitifs, d’adultères et pire encore, tous très loin du repentir. Je n’aurai pas trop de mal à vous faire ressembler à des personnes de basse extraction, mais il va vous falloir vous entraîner à parler et agir comme tels. D’ici là, je vous conseille instamment à l’un comme à l’autre d’ouvrir le moins possible la bouche. »
Et comme pour montrer l’exemple, il a sombré dans un silence songeur.
Nous étions de toute manière trop épuisés pour continuer à discuter, et malgré l’inconfort de la situation, le hurlement du vent, la minceur de la vieille couverture militaire donnée par Sam et nos intimidantes perspectives d’avenir, je n’ai guère tardé à m’endormir.
Au matin, Sam nous a ordonné, à Julian et à moi, d’aller surveiller à distance prudente la route est-ouest et de le prévenir si nous y voyions circuler des militaires.
Nos chevaux nous auraient rendus trop visibles, aussi sommes-nous partis à pied au bord de la grande route, où nous nous sommes dissimulés derrière des monticules de neige. Nous avions enfilé autant de couches de vêtements que nous avions pu en trouver et pris toutes les précautions contre le froid enseignées par Sam ou grappillées dans les romans militaires de M. Charles Curtis Easton. Rien de tout cela ne s’est toutefois révélé particulièrement efficace, aussi avons-nous passé la plus grande partie de l’après-midi à taper du pied et souffler dans nos mains. La neige et le vent avaient cessé, mais la température avoisinait le point de congélation, si bien que montait du paysage une brume spectrale dans laquelle tout semblait glacial et lugubre.
En fin d’après-midi, nous avons entendu un groupe de cavaliers avancer dans le brouillard. Nous nous sommes dépêchés de nous cacher. En regardant par une embrasure dans le tas de neige, j’ai compté cinq hommes de la Réserve athabaskienne en approche sur la route. C’était les habituels soldats de campagne, à l’exception de celui qui ouvrait la marche, un vétéran au maintien solennel et aux cheveux longs. Il portait un uniforme impeccable, mais montait bizarrement penché. J’ai compris pourquoi en voyant l’agencement de ceintures qui le maintenait en selle pour suppléer à son absence de jambe droite. C’était, en d’autres termes, un réserviste d’un type différent, au stock de membres réduit par la guerre, mais aux talents militaires et aux instincts professionnels encore intacts.
Arrivé à hauteur de notre cachette, il a tiré sur ses rênes et tourné la tête d’un côté puis de l’autre, en semblant presque humer l’atmosphère. Julian est resté d’une immobilité totale tandis que je me retenais de prendre mes jambes à mon cou. Durant cet épisode, j’ai eu du mal à respirer, même si mon cœur se démenait comme une souris dans un tronc d’église, et seuls brisaient le silence le souffle rauque des chevaux et le craquement des selles en cuir.
L’un des réservistes s’est alors gratté la gorge, un autre a dit un bon mot qui en a fait rire un troisième, l’unijambiste a soupiré comme de résignation puis éperonné son cheval, et les soldats ont poursuivi leur chemin.
Nous avons rapporté en hâte l’information à Sam.
Ayant servi dans l’armée des Deux Californies, il se trouvait à son aise en compagnie de militaires et avait lié connaissance avec plusieurs réservistes à l’occasion de leurs visites à Williams Ford ou de ses propres voyages à Connaught. Quand Julian lui a décrit le chef du petit groupe que nous avions vu, Sam a secoué la tête avec consternation. « Ce doit être Willy Bass l’Unijambiste. Un excellent pisteur. Mais ton rapport est incomplet, Julian. Termine-le, s’il te plaît. »
Je ne savais pas ce qu’il voulait dire. Julian avait selon moi décrit le détachement de cavalerie dans ses moindres détails, presque jusqu’à la marque du cirage dont M. Willy Bass se servait sur son pommeau, et je ne voyais pas du tout ce qu’il avait omis. Il a semblé lui aussi déconcerté, mais la donnée critique lui est ensuite venue à l’esprit.
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