Tout cela semblait bien loin, et différent de la véritable nature de Julian, qui était doux et curieux… un caractère de naturaliste, non de politicien ou de général. Lorsque je me représentais Julian adulte, je l’imaginais dans une carrière scientifique ou artistique, à extraire de l’argile de l’Athabaska les os de monstres préadamites ou inventer un type amélioré de film. Ce n’était pas quelqu’un de belliqueux, et les pensées des grands hommes de notre époque se préoccupaient presque exclusivement de guerre.
Ainsi avais-je eu la faiblesse d’oublier qu’il était aussi tout ce qu’il était avant de venir à Williams Ford : l’héritier d’un père courageux, déterminé et en fin de compte trahi, qui avait vaincu une armée de Brésiliens avant toutefois de se faire broyer par la meule des intrigues politiques. Le fils d’une femme puissante, elle-même d’une famille puissante… pas suffisamment pour sauver Bryce Comstock de la potence, mais assez pour protéger Julian, du moins un certain temps, des calculs démentiels de son oncle. C’était à la fois un pion et un acteur dans les grands jeux des Aristos. Si j’avais perdu cela de vue, Julian, lui, ne l’oubliait pas : c’étaient les gens qui l’avaient fait, et s’il choisissait de ne pas en parler, ils devaient néanmoins hanter ses pensées.
Il était, je le reconnais, souvent effrayé par de petites choses… je me souviens encore de son trouble quand je lui ai décrit les rituels de l’Église des Signes, et quand nous n’arrivions pas à tuer proprement notre proie, à la chasse, la détresse de celle-ci lui arrachait parfois des cris. Mais ce soir-là, dans les ruines, c’est moi qui me suis à demi assoupi, en proie à une peur morose et en refoulant mes larmes, tandis que Julian restait assis dans une immobilité totale, le regard résolu derrière les mèches de cheveux poussiéreux en désordre sur son front, aussi froidement calculateur qu’un employé de banque.
Quand nous chassions, il me donnait souvent le fusil pour me prier d’administrer le coup de grâce, peu confiant en sa propre résolution. Ce soir-là, si l’opportunité s’était présentée, c’est moi qui lui aurais donné le fusil.
J’ai dormi à moitié, disais-je, en m’éveillant de temps à autre. Je voyais alors le réserviste qui montait toujours la garde, les paupières en berne, mais j’ai mis cela sur le compte des fleurs de chanvre qu’il avait fumées. Il sursautait parfois, comme en réaction à un bruit inaudible pour les autres, avant de reprendre sa position.
Il avait préparé une abondante quantité de café dans une casserole en fer-blanc, le réchauffait chaque fois qu’il renouvelait le feu et en buvait suffisamment pour ne pas s’endormir. Cette consommation l’obligeait à se retirer régulièrement plus loin dans la fosse afin d’assouvir ses besoins physiques dans une intimité relative. Cela ne nous aidait guère, car il emportait son fusil Pittsburgh, mais nous permettait d’échanger quelques paroles à voix basse sans qu’il nous entendît.
« Ce type ne dispose pas d’un intellect démesuré, a chuchoté Julian. On pourrait bien arriver à sortir libres d’ici.
— C’est moins son intelligence que son artillerie qui nous en empêche, ai-je répondu.
— Peut-être qu’on peut séparer les deux. Regarde par là-bas, Adam. Derrière le feu… dans les gravats. »
J’ai regardé. Il y avait du mouvement dans l’ombre, du mouvement que je commençais à reconnaître.
« La distraction peut nous servir, a dit Julian, ou alors nous devenir fatale. » J’ai alors vu la sueur qui lui perlait au front. « Mais j’ai besoin de ton aide. »
J’ai déjà relaté que je ne participais pas aux rituels particuliers de l’Église de mon père et que les serpents ne figuraient pas parmi mes animaux préférés. On avait beau me répéter de m’en remettre à Dieu – comme j’ai vu mon père le faire avec un crotale massasauga dans chaque main, tremblant de dévotion, parlant une langue non seulement étrangère mais complètement inconnue (avec toutefois une propension aux longues voyelles et aux consonnes cadencées très semblables aux sons qu’il produisait quand il se brûlait les doigts sur le poêle à charbon) –, je n’arrivais jamais à me persuader vraiment que j’étais protégé des morsures de serpent. Certains membres de la congrégation ne l’avaient manifestement pas été : Sarah Prestley, par exemple, dont le bras droit, enflé et noirci par le venin, avait dû être amputé par le médecin de Williams Ford… mais je ne vais pas m’étendre sur le sujet. Le fait est que, si je n’aimais pas les serpents, je n’avais pas particulièrement peur d’eux, contrairement à Julian. Dont je n’ai pu m’empêcher d’admirer la maîtrise, car ce qui se contorsionnait non loin de là dans l’ombre, c’était un nid de serpents tirés de leur hibernation par la chaleur du feu tout proche.
Je devrais ajouter qu’il n’y avait rien d’inhabituel pour ces ruines effondrées d’être infestées de serpents, souris, araignées et insectes venimeux. La mort par morsure ou par piqûre faisait partie des dangers qu’affrontaient régulièrement les Dépoteurs professionnels, avec la commotion cérébrale, l’empoisonnement sanguin et l’éboulement. Les serpents, une fois le travail des Dépoteurs interrompu jusqu’au printemps, avaient dû ramper dans cet abîme à la recherche d’un abri pour dormir en paix, sommeil dont, hélas, le réserviste et nous les avions privés.
Le réserviste, qui revenait d’un pas incertain après avoir satisfait ses besoins naturels, ne s’était pas encore aperçu de la présence des précédents habitants des lieux. Il s’est rassis sur sa caisse, nous a jeté un regard mauvais et s’est remis à bourrer consciencieusement sa pipe.
« S’il tire les cinq coups de son fusil, a murmuré Julian d’une voix tremblante, nous avons une chance de le maîtriser, ou de récupérer nos armes. Sauf que, Adam…
— Silence, a marmonné le réserviste.
— … tu dois te souvenir du conseil de ton père, a conclu Julian.
— J’ai dit silence ! »
Julian s’est éclairci la gorge pour s’adresser directement au réserviste, puisque de toute évidence le moment d’agir était venu. « Monsieur, je me dois d’attirer votre attention sur un point.
— Et lequel, mon petit réfractaire ?
— Je crains que nous ne soyons pas seuls ici.
— Pas seuls ! » s’est exclamé le réserviste en jetant des regards nerveux autour de lui. Il s’est ensuite ressaisi pour dévisager Julian. « Je ne vois personne d’autre.
— Je ne voulais pas parler de personnes, mais de vipères, a précisé Julian.
— De vipères !
— En d’autres termes… de serpents. »
À ces mots, le réserviste a sursauté derechef, l’esprit peut-être encore un peu embrouillé par le chanvre, puis a ricané : « Allons, ça ne marche pas avec moi.
— Je regrette que vous croyiez à une plaisanterie de ma part, car plus d’une dizaine de serpents sont en train d’avancer dans l’ombre. L’un d’eux ne va d’ailleurs pas tarder à devenir intime avec votre botte droite [10] Julian avait un sens exquis du timing, qui lui venait peut-être de ses penchants pour le théâtre.
.
— Peuh ! » a fait le réserviste, mais sans pouvoir s’empêcher de donner un coup d’œil dans la direction indiquée, où l’un des serpents, un spécimen gros et long, avait levé la tête pour goûter l’air au-dessus des lacets de l’homme.
L’effet a été immédiat et ne nous a pas laissé davantage de temps pour nous préparer. Des jurons à la bouche, le réserviste a bondi de la caisse en bois qui lui servait de siège et reculé à petits sauts tout en s’efforçant d’épauler son arme pour affronter la menace. Il a pressé la détente quand il a découvert avec consternation ne pas avoir affaire à un serpent mais à des dizaines. Le coup est parti n’importe comment et la balle s’est écrasée près du principal nid de reptiles, provoquant leur éparpillement à une vitesse stupéfiante, comme une boîte de ressorts compressés… par malheur pour lui, l’infortuné réserviste se trouvait en plein sur leur chemin. Il a juré avec vigueur et tiré quatre nouveaux coups. Certaines des balles se sont perdues, l’une a détruit la partie centrale du serpent le plus proche, qui s’est enroulé autour de sa propre blessure comme une corde ensanglantée.
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