La plupart des hommes étaient d’anciens salariés et nous avons eu droit au cours de l’après-midi à plusieurs interprétations collectives de Piston, Métier à tisser et Enclume, l’hymne populaire de l’ouvrier industriel. C’était la première fois que j’en entendais le refrain :
Piston, Métier à tisser et Enclume :
Nous habillons et armons la nation,
Et nous nous échinons comme de coutume,
Les gars, pour une bien maigre ration.
(même si je l’ai souvent entendu depuis), refrain qui m’a paru maladroitement rimé et séditieux dans ses derniers vers. Quand je l’ai interrogé sur le bellicisme de ce chant, Julian m’a expliqué que la guerre en cours au Labrador avait conduit à la création de nouvelles industries qui employaient un grand nombre de mécaniciens et d’ouvriers salariés. Les griefs de cette classe émergente s’étaient récemment fait entendre, et ce mécontentement, m’a-t-il précisé, pourrait finir par transformer la traditionnelle économie rurale de la Propriété et du Contrat.
Souffrant du mal du pays, je ne goûtais toutefois guère la compagnie de mécaniciens militants pressés de renverser l’ordre existant. Malgré toutes ses iniquités, Williams Ford avait été un endroit moins animé que Bad Jump ou le wagon fantôme. J’ai regretté d’avoir dû en partir.
Ce sentiment s’est intensifié quand l’après-midi a touché à sa fin. Les passagers se sont mis en rangs pour prendre un repas chaud dans la marmite qui bouillonnait sur le poêle, tandis que l’agent de voyage puisait dans le tonneau de whisky [14] Il appelait ce liquide très fort du whisky, mais de l’avis des buveurs expérimentés, nombreux dans le wagon, ce devait plutôt être du «Velours de l’Idaho», autrement dit de l’alcool de pommes de terre.
pour en distribuer une maigre ration à quiconque pouvait payer. Je me suis assis au fond du wagon pour boire à petites gorgées de la neige fondue dans une gamelle tout en essayant de faire passer ma tristesse.
Au bout d’un moment, Julian est venu s’asseoir près de moi.
La majeure partie de sa douceur d’Eupatridien s’était envolée au cours des derniers jours et il commençait à porter cette barbe clairsemée qui finirait par lui devenir caractéristique. Il avait le visage et les mains sales, atrocement sales, lui qui aimait tant se baigner. Il avait subi ces derniers temps les mêmes épreuves que moi, ce qui ne l’a pas empêché de sourire et de demander pourquoi je faisais grise mine.
« La question se pose-t-elle ? » J’ai désigné d’un geste les passagers bruyants, le poêle qui fumait, le sinistre agent de voyage et le trou pestilentiel qui, dans le sol, servait de cabinets. « Nous sommes dans un endroit affreux au milieu de gens affreux.
— Une compagnie temporaire, a-t-il répliqué avec insouciance, en route vers une vie meilleure [15] Une affirmation bien trop optimiste, comme on le verra.
.
— Ce serait moins horrible s’ils se conduisaient en chrétiens.
— Peut-être, peut-être pas. Mon père a servi parmi des hommes tout à fait semblables et les a menés au combat, où leurs bonnes manières comptaient moins que leur courage. Et le courage n’a rien à voir avec la condition sociale : il existe ou pas dans les mêmes proportions quelle que soit l’origine des gens. Au Panama, des hommes qu’on traitait de mendiants ou de voleurs ont plus d’une fois sauvé la vie de mon père, leçon qu’il avait prise à cœur. »
J’avais déjà rencontré ce sentiment-là dans les œuvres littéraires de M. Charles Curtis Easton, où (je le reconnais) il m’avait paru plus aimable. « Dois-je pourtant tolérer la vulgarité parce qu’un vandale pourrait me sauver la vie ?
— On ne doit de toute évidence pas tolérer la véritable vulgarité. Mais le fait est, Adam, que les critères à l’aune desquels nous jugeons ce genre de choses sont flexibles, ou devraient l’être, et qu’ils se dilatent ou se contractent suivant les endroits et les époques.
— J’imagine qu’ils évoluent, ai-je dit d’un ton déprimé.
— Il se trouve que oui, et si tu veux réussir tes voyages, tu ferais bien de t’en souvenir. »
J’ai répondu que j’essaierais, mais le cœur n’y était pas. Un incident ce soir-là a toutefois douloureusement illustré la pertinence de la leçon de Julian. Le train à cornes de caribou s’est arrêté à un dépôt de charbon, où deux autres agents de voyage sont montés à bord pour relever celui qui nous avait surveillés durant cette première journée de voyage. Au cours de cet échange, j’ai pu apercevoir le monde extérieur, qui dans l’obscurité ressemblait en tout point à Bad Jump : des cabanes en tôle et un horizon de plaine. Quelques flocons de neige sont entrés en tourbillonnant dans le wagon fantôme en même temps que les deux agents en manteau de cuir dotés de fusils en mauvais état et de ceintures de munitions qu’ils portaient à l’épaule. La porte a alors été refermée et le poêle tisonné jusqu’à rougir à nouveau. Nos nouveaux surveillants se sont installés à l’avant du wagon et nous nous sommes montrés dociles jusqu’à ce que leur peu d’intérêt pour notre comportement devînt évident, du moment que nous ne nous lancions pas dans une révolte de grande envergure. Les divertissements ont alors repris.
Sam et Julian m’ont appelé à les rejoindre dans le cercle qui entourait le poêle. J’ai obtempéré à contrecœur. Une chanson était en cours, dont Julian reprenait le refrain avec les autres. J’aurais peut-être dû l’imiter, juste pour me montrer de bonne compagnie. Sauf qu’il ne s’agissait pas d’une chanson convenable. Elle parlait d’une jeune femme qui avait perdu son châle en allant à l’église… mais ce n’était là que le début de ses malheurs, car chaque jour qui passait, cette infortunée perdait un vêtement supplémentaire, et ainsi de suite jusqu’au samedi soir où elle avait perdu « ce à quoi une femme vertueuse tient par-dessus tout », sa ruine étant décrite avec force détails. La chanson provoquait beaucoup de rires et de bonne humeur, mais je ne parvenais pas à la trouver drôle.
Une bouteille a ensuite circulé dans le cercle. Elle a fini par arriver à la personne placée à ma gauche, qui y a bu à grands traits enthousiastes avant de me la tendre.
« Non merci », ai-je décliné.
L’homme n’était guère plus âgé que moi. Grand, déguenillé, il avait enfoncé jusqu’aux oreilles sa casquette de laine usée. Son visage rougeaud avait semblé plutôt avenant durant les chants, mais mon refus lui a fait plisser les yeux de perplexité. « Comment ça, non merci ?
— Passez-la au suivant : je ne bois pas.
— Il boit pas !
— Et je n’ai jamais bu.
— Tu veux pas boire ! Et pourquoi ça ? »
Sa curiosité semblait sincère, aussi ai-je essayé de trouver une réponse appropriée. Par malheur, il m’est venu à l’esprit le Recueil du Dominion pour jeunes personnes , un ouvrage que ma mère nous lisait à voix haute le dimanche. Il regorgeait de proverbes et de sagesse ordinaire dont j’avais appris la plus grande partie par cœur. Par le passé, quand j’avais particulièrement envie d’irriter Julian (ou quand ses arguments sur la Visite de la Lune commençaient à perdre de leur intérêt), j’en citais un des passages : Discuter de la nature et de la position de la Terre ne nous aide pas dans notre espoir de l’autre vie [16] Attribué à saint Ambroise par quelques érudits, à Timothy LaHaye par d’autres.
. Cela le jetait dans des paroxysmes d’indignation… spectacle distrayant, si on était d’humeur.
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