« C’est un drôle de chapeau », a-t-il estimé alors qu’il ne pouvait pas vraiment se vanter du sien : on aurait dit un bonnet de marin mangé aux mites. « J’imagine qu’il te tient chaud ?
— Plutôt. Comment tu t’es retrouvé avec toutes ces cicatrices sur les bras ?
— J’étais désosseur », a-t-il répondu avant d’expliquer en voyant que je ne comprenais pas : « dans un abattoir de la vallée… La vallée de la Willamette. Je désossais des bœufs. C’était mon boulot… t’as jamais travaillé dans un abattoir ?
— Non, bizarrement, j’ai raté cette chance.
— Les bœufs arrivent les uns derrière les autres suspendus à des crochets, et le désosseur prélève le muscle sur l’os. Il faut travailler vite et de près, parce que t’as une dizaine d’autres types tout autour qui font comme toi et le contremaître ne supporte aucun relâchement. Mais il fait chaud, dans la salle à désosser, il y a de la buée quand le temps est humide et le sang rend ta prise moins sûre, donc tôt ou tard, le couteau va où il faut pas. Personne ne dure longtemps, dans ce métier. On s’empoisonne le sang, ou bien on s’entaille tellement qu’on n’arrive plus à tenir le manche. »
À Williams Ford, il était arrivé à Ben Kreel de nous faire un cours sur les maux du Travail Salarié, à opposer au système du Bail et du Contrat Personnel. Il aurait pu citer en exemple ce que venait de me raconter Lymon Pugh, s’il s’était un jour aventuré près d’un abattoir de la vallée de la Willamette. « J’imagine que c’est pour ça que t’es parti ?
— Oui, mais ça me fait de la peine.
— Le travail, ou de l’avoir quitté ?
— Là-bas, je faisais vivre ma mère. Je serais peut-être resté, mais j’ai entendu dire que l’industrie de la viande commençait à se développer à toute vitesse dans l’Est. Mon idée était d’avoir un meilleur salaire et d’en envoyer une partie à la maison.
— Voilà qui me semble plutôt sensé, même si tu peux te trancher aussi vite les doigts à New York que dans les Cascades.
— Avec de la chance, je décrocherai peut-être un meilleur travail que le désossage. La mise en conserves, par exemple, ou même la surveillance. Mais il a fallu que je parte vite, c’est ça qui m’énerve. Je me suis disputé avec mon chef d’équipe, il s’est retrouvé avec une côte cassée et il m’aurait fait arrêter si je ne lui avais pas retourné les poches pour me payer un billet de train vers l’est. Je n’ai pas eu le temps d’en parler à ma mère… pour ce que j’en sais, elle doit me croire mort. » Il a remué les pieds. « Bon, j’imagine que je devrais lui écrire une lettre.
— Oui, en effet… C’est exactement ce que tu devrais faire.
— Sauf que je sais pas écrire. »
Je lui ai assuré que son cas n’avait rien d’inhabituel et qu’il ne fallait pas avoir honte, mais cela ne l’a pas consolé. Il a remué les pieds à nouveau. « À moins que je trouve quelqu’un pour l’écrire à ma place. »
Je comprenais à présent pourquoi il était venu me voir, et sa requête me semblait plutôt raisonnable… cela valait mieux que de risquer une autre querelle, en tout cas. Je lui ai donc proposé de l’écrire sous sa dictée, et Lymon Pugh a souri jusqu’aux oreilles avant de tenir à me serrer à nouveau la main… une habitude qu’il devrait essayer de perdre, lui ai-je dit, car sa poigne me broyait presque les doigts et j’avais ensuite du mal à prendre le crayon.
L’obligation de mettre véritablement de l’ordre dans ses pensées s’est alors imposée à lui et pendant quelques minutes, il a lourdement marché de long en large en marmonnant tout seul.
« Dis juste ce que tu lui dirais si elle était là devant toi, ai-je suggéré.
— Ça m’avance pas… si elle était là, je n’aurais pas besoin de lui écrire.
— Eh bien, commence de la manière que tu veux, alors. Chère mère, par exemple. »
L’idée lui a plu, il a répété la phrase à plusieurs reprises, j’ai ostensiblement couché les mots sur une nouvelle page de mon carnet et il a regardé d’un air admiratif les signes que j’avais tracés. Puis il a froncé les sourcils à nouveau. « Non, ça n’ira pas. Une lettre, ça marchera pas. Ma mère ne sait pas lire, pas plus que moi.
— Eh bien, dans ce cas… tu connais peut-être quelqu’un qui sait lire ? Un cousin, un ami de la famille ?
— Non. Sauf le type qui tient le magasin de la compagnie. Lui, il sait lire… je l’ai vu inscrire des lettres sur des panneaux… et il s’est toujours montré plutôt gentil quand on entrait.
— Il a un nom ?
— M. Harking.
— Alors nous allons lui demander de porter le message à ta mère pour toi. Je vais barrer Chère mère et écrire Cher M. Harking…
— Pas question ! s’est exclamé Lymon Pugh.
— Pourquoi ?
— Ça serait impoli, et peut-être pire ! Je l’ai jamais appelé cher de ma vie, j’ai pas l’intention de commencer maintenant !
— C’est juste une formule.
— Appelle ça comme tu veux… on fait peut-être ça en Athabaska, mais dans la vallée, on appelle pas cher l’épicier… c’est pas convenable !
— Écoute, on ne s’y prend pas comme il faut. Si tu réfléchissais à ce que tu veux que M. Harking dise à ta mère pour toi ? Laisse la nuit te porter conseil, et on s’en occupera demain matin. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Ça me plaît pas de remettre à plus tard, mais bon… On dirait que le train s’arrête, de toute manière. On est déjà arrivés à New York, tu crois, ou c’est juste un autre point d’eau ? »
En fin de compte, ce n’était ni l’un ni l’autre. Les agents de voyage se sont dressés brusquement en levant leurs fusils. Ils ont réveillé le train à grands cris et une fois tous les passagers debout, les paupières battantes, l’agent de voyage le plus proche a lancé : « Vous deux ! Ouvrez la portière. »
Lymon Pugh et moi avons déverrouillé et fait coulisser la longue porte. Ce que nous avons vu dehors n’était pas un dépôt de charbon, mais une foule de soldats en uniforme, avec à l’arrière-plan un océan de tentes ainsi qu’un espace dégagé où des hommes marchaient sur commande au pas cadencé.
« Un camp militaire ! » s’est exclamé Lymon Pugh.
L’agent de voyage nous a ordonné de descendre du wagon fantôme et les autres passagers nous ont suivis. J’ai patienté au soleil dans le grouillement de la foule le temps de pouvoir me faufiler près de Sam et de Julian.
« On s’est fait capturer ? ai-je chuchoté.
— Non, juste vendre, a répondu Sam écœuré. Le Cartel a pris notre argent et nous a vendus aux recruteurs, ce qui lui a permis de faire coup double. J’aurais dû me douter de quelque chose quand le vendeur de billets à Bad Jump a absolument tenu à savoir quel âge vous aviez. J’ai été idiot, a-t-il conclu d’un ton amer, et nous voilà dans l’infanterie, du moins nous n’allons pas tarder à y être, et on nous enverra au Labrador l’été venu. »
J’ai voulu lui poser des questions plus précises, mais un homme aux galons de sergent nous a mis en colonne par deux et fait marcher au pas jusqu’à l’épouillage.
ACTE DEUX
L’invention du capitaine Commongold
Pâques 2173 – Pâques 2174
Heureuse est la jeune mariée sur qui brille le soleil,
Et béni le cadavre sur lequel tombe la pluie.
Proverbe saxon
Ici commence la partie de mon récit que mes lecteurs connaissent peut-être déjà assez bien, à savoir la manière dont Julian Comstock devient Julian le Conquérant, mais on a si souvent donné une fausse image de cette transformation et de ses conséquences que même un spécialiste des Temps Récents pourrait être surpris par l’histoire telle que je l’ai vue et vécue… ainsi, d’ailleurs, que par le rôle que j’y ai joué.
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