Aussi n’avions-nous pas d’aimables Eupatridiens à inviter, ce qui d’ailleurs ne gênait pas Julian. Lui-même préférait de plus en plus s’entourer d’Esthètes et de Philosophes… par exemple l’équipe de tournage, mais aussi un assortiment disparate de radicaux bien nés, de réformateurs religieux, de musiciens, de pamphlétaires parmentiéristes, d’artistes ayant plus d’ambition que de revenus et autres personnes du même acabit.
La fête a eu lieu lors de la dernière soirée chaude de l’année. Il régnait une température quasi tropicale, à quelques jours pourtant de Thanksgiving, et une fois la nuit tombée, la fête s’est répandue sur la grande pelouse du palais présidentiel. L’amélioration récente de l’efficacité de la Dynamo hydroélectrique de New York avait permis à Julian de prolonger les horaires de l’Illumination de Manhattan, aussi la lumière cumulée des lampadaires électriques de la ville conférait-elle aux nuages un éclat lugubre. L’ombre qui baignait le Pond et les terrains de chasse semblait les doter d’une atmosphère très mystérieuse et très romantique, et le champagne n’a pas tardé à faire tourner la tête des convives comme de l’équipe de tournage. Les gens ont flâné ou gambadé un peu partout sur la pelouse, quand ils ne partageaient pas des cigarettes de chanvre dans des endroits discrets, en se comportant de manière de plus en plus voyante et de moins en moins modérée au fur et à mesure que la soirée avançait.
Je me suis assis sur les marches en marbre du palais pour observer les festivités à distance prudente. Le pasteur Magnus Stepney est venu me rejoindre un peu plus tard. « Ce sont des réjouissances, Adam, a-t-il dit en posant sa carcasse dégingandée juste à ma gauche sur la marche.
— C’est un spectacle, en tout cas.
— Vous n’aimez pas voir les gens s’amuser ? »
La question était plus subtile qu’il ne semblait s’en rendre compte. J’en étais venu à nouer des liens d’amitié avec beaucoup de ces fêtards, en particulier avec l’équipe la plus impliquée dans le tournage de Charles Darwin, et je les savais pour la plupart bons dans l’âme comme dans leurs intentions. L’événement commençait toutefois à outrepasser tout ce que j’aurais qualifié à Williams Ford de fête civilisée. Des hommes et des femmes que n’unissait aucun lien matrimonial dansaient sur des chansons obscènes, se poursuivaient dans de grands éclats de rire ou se livraient à des caresses intimes sans se soucier de qui pourrait les voir parmi leur entourage. Une partie de l’équipe était tellement ivre qu’elle a commencé ce genre de caresses sur des personnes du même sexe, attentions assez souvent accueillies de bon cœur [102] Pour être honnête, même parfaitement sobres, un grand nombre de ces personnes défiaient toute attente en matière de Comportement Masculin et Féminin. Défaut courant parmi les gens de théâtre, ai-je découvert.
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« Eh bien, ai-je répondu, ça dépend. Je ne désapprouve pas qu’on prenne du bon temps. Et je n’aime pas m’ériger en juge. Mais vous, Magnus ? Vous qui êtes pasteur et tout, malgré l’excentricité de votre Église ? C’est ce comportement que vous encouragez votre congrégation à adopter ?
— Mon seul Dieu est Conscience, Adam. Je l’ai indiqué sur un grand panneau pour que tout le monde le sache.
— Votre conscience est heureuse de rester assise là à regarder vos amis se vautrer dans la débauche au clair de lune ?
— La lune n’est pas encore tout à fait levée.
— Vous esquivez la question, pasteur.
— Vous vous méprenez totalement sur ma doctrine. Je peux peut-être vous donner une brochure. J’encourage les gens à obéir à leur conscience, à suivre la Règle d’Or, etc. Mais la Conscience n’est pas le surveillant mal intentionné que tant de personnes semblent s’imaginer. La véritable Conscience parle à tous dans toutes les langues, et elle peut le faire parce que son message se limite à quelques petites choses simples. “Aime ton prochain comme ton frère” et agis en conséquence… visite les malades, abstiens-toi de battre épouse et enfants, n’assassine personne dans un but lucratif, etc. Vous savez comment je me représente la Conscience, Adam ? Comme un grand Dieu vert… littéralement vert, la couleur des feuilles de printemps. Avec peut-être une guirlande de laurier, ou des sous-vêtements végétaux, comme dans les peintures grecques. Il dit : faites confiance à vos semblables, même s’ils n’ont pas confiance en vous. Il dit : suivez Mes préceptes et vous reviendrez en un rien de temps au jardin d’Éden. Vous vous y connaissez en Théorie des Jeux, Adam Hazzard ? »
J’ai répondu que non. Magnus Stepney m’a expliqué qu’il s’agissait d’une obscure science des Profanes de l’Ancien Temps consacrée aux mathématiques des marchandages, des échanges mutuellement bénéficiaires et autres sujets de ce genre. « À la base, Adam, la Théorie des Jeux suggère que les êtres humains ont le choix entre deux comportements. Celui d’une personne fiable qui fait confiance aux autres, ou celui d’une personne indigne de confiance qui agit dans son propre intérêt. La personne fiable conclut un marché et l’honore, la malhonnête passe le même marché mais décampe avec l’argent. La Conscience nous dit : “Sois la personne fiable.” C’est beaucoup demander, car celle-ci est souvent trompée et exploitée tandis que la personne malhonnête occupe souvent trône ou chaire et se vautre dans ses richesses. Mais la personne indigne de confiance, si nous l’imitions tous, nous précipiterait dans un éternel enfer de prédation mutuelle tandis que la personne fiable, si son comportement se généralisait, nous ouvrirait les portes du Paradis. Voilà en quoi consiste le Paradis, Adam, s’il consiste en quelque chose… c’est un endroit où on peut sans hésiter faire confiance aux autres et où les autres peuvent avoir confiance en vous. »
J’ai demandé au pasteur Stepney s’il avait bu. Il a répondu que non.
« Eh bien, ai-je dit, cette fête bruyante est donc… un échantillon du Paradis ?
— La Conscience n’est pas un tyran brutal. La Conscience n’a rien contre les baisers dans le noir, du moment qu’ils sont librement donnés et reçus. Elle ne va pas ergoter sur nos goûts en matière de musique, de vêtements, de littérature ou de comportement amoureux. Elle encourage l’intimité et refuse la haine. Elle ne châtie pas l’amoureux imprudent. »
C’était une doctrine intéressante, qui semblait sensée, bien qu’hérétique.
« Et donc, oui », a-t-il repris avec un geste en direction des festivités nourries au champagne et au chanvre autour de nous, « vous pouvez penser à tout cela comme à une répétition du Paradis. »
Je voulais lui demander ce que la Conscience dans son sous-vêtement végétal aurait eu à dire du conflit entre Julian et le Dominion, ou de l’exposition de têtes tranchées sur des pointes en fer, mais le pasteur Stepney s’est levé avant que je pusse lui poser la question pour aller se consacrer à ses propres plaisirs, dont j’ignorais la nature. Aussi ai-je suivi son avis et essayé de considérer les réjouissances devant moi comme un avant-goût de la Récompense à laquelle nous aspirons tous, tentative qui a plus ou moins réussi jusqu’au moment où un cadreur ivre a interrompu sa montée hésitante des marches du palais pour vomir à mes pieds, ce qui a considérablement affaibli l’illusion.
Julian a quant à lui brillé par son absence. Il avait fait une brève apparition au début des festivités, en nous saluant de la main depuis un de ces balcons d’intérieur qu’utilisait son meurtrier d’oncle pour s’adresser à ses invités pendant la fête de l’Indépendance… mais il s’était absenté peu après et je ne l’avais pas revu depuis. Cela n’avait rien d’inhabituel, car il était d’humeur versatile et broyait de plus en plus souvent du noir seul dans l’aile de la Bibliothèque ou à un autre endroit du labyrinthique palais présidentiel. En vérité, je n’y ai guère pensé jusqu’à ce que Lymon Pugh, avec un coup d’œil dégoûté aux gambades des Esthètes, descendît l’escalier de marbre pour me dire que je ferais mieux de venir voir Julian.
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