Ces désagréables trophées sont restés là à pourrir la plus grande partie de la semaine. Des petits garçons se rassemblaient chaque jour pour leur jeter des cailloux, jusqu’à ce que ces épouvantables ornements finissent par se détacher de leurs piques et retomber à l’intérieur du domaine palatin.
Julian a refusé de parler des décapitations, sinon pour indiquer que justice avait été faite et que c’était à présent de l’histoire ancienne. J’ai espéré qu’il n’avait pas ordonné mais simplement autorisé l’exécution… même si cela était déjà assez horrible. Je ne ressentais bien entendu pas la moindre sympathie ni pour l’oncle de Julian ni pour l’assassin anonyme, le premier ayant commis de nombreux meurtres et le second s’étant efforcé d’en commettre au moins un. Leur trancher la tête sans leur accorder de procès ne me semblait toutefois pas tout à fait civilisé et je ne pouvais m’empêcher de penser qu’exposer leurs restes en public ne pouvait que donner de Julian une image brutale et autoritaire.
Cette même semaine, dans un autre acte autoritariste, Julian a renvoyé tous les Gardes républicains en exercice, soit cinq cents soldats, pour les remplacer par des membres de l’armée des Laurentides personnellement choisis dans la liste de ceux qui avaient combattu à ses côtés à Mascouche, Chicoutimi et Goose Bay. Nombre de ces hommes étaient mes compagnons d’armes aussi et cela m’a surpris de ne plus m’attirer dans les couloirs du palais présidentiel les regards mauvais et soupçonneux auxquels j’étais habitué mais les salutations cordiales de vieux amis ou de vieilles connaissances.
Sentiment qui s’est accentué un vendredi soir où j’allais rejoindre Julian et Magnus Stepney pour planifier le travail de la semaine suivante sur Charles Darwin. En tournant le coin d’un des longs couloirs, j’ai failli percuter le nouveau capitaine de la Garde républicaine, que je n’avais pas encore rencontré et qui se trouvait en faction dans l’aile de la Bibliothèque.
« Attention, s’est-il écrié. Je ne suis pas une porte qu’on pousse pour passer… expliquez votre présence, monsieur… mais… que je sois damné si c’est pas Adam Hazzard ! Adam, espèce de rat de bibliothèque ! Il ferait beau voir que je te serre pas la main ! »
Il a joint le geste à la parole, expérience éprouvante s’il en était puisque ce nouveau capitaine de la Garde se nommait Lymon Pugh.
Ces retrouvailles n’auraient peut-être pas dû me réjouir autant mais sur le moment, Lymon m’a semblé l’émissaire d’un monde plus simple et plus facile. Je lui ai dit que je ne me serais jamais attendu à le revoir un jour et que j’espérais que le palais était un bon endroit pour s’y trouver employé.
« Ça vaut mieux qu’un abattoir, a-t-il répondu. Et toi, alors ?! La dernière fois que je t’ai vu, Adam, tu venais d’épouser cette chanteuse de taverne du Thirsty Boot.
— En effet, nous avons même une petite fille, maintenant… je te présenterai.
— Et tu as écrit un livre, à ce qu’il paraît.
— Un opuscule sur le “capitaine Commongold”, et un roman qui se vend plutôt bien. J’ai aussi rencontré M. Charles Curtis Easton, et même travaillé avec lui. Mais tu dois avoir accompli des choses non moins considérables ! »
Il a haussé les épaules. « J’ai vécu jusqu’à mon âge sans en mourir, a-t-il répondu. Inutile de se vanter davantage, à mon avis. »
Calyxa gardait ses distances avec La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin, tout comme avec Julian. Après avoir fourni les paroles et la musique, elle estimait inutile de s’impliquer davantage dans les détails de la production, surtout à une époque où elle enseignait à Flaxie les bases pour manger, se tenir droite et maîtriser d’autres talents utiles.
Elle continuait néanmoins à voir ses amis parmentiéristes de New York, et M me Comstock (ou M me Godwin, comme je ne m’habituais pas à l’appeler) maintenait certains contacts parmi les Eupatridiens de rang modeste. Plus important encore, les deux femmes se consultaient et élaboraient des plans pour affronter toute crise qui pourrait résulter de la situation politique de Julian.
« Tu sais beaucoup de choses de la France méditerranéenne ? » m’a demandé un soir de septembre Calyxa dans notre lit d’un air faussement désinvolte.
« Seulement que Mitteleuropa la prétend un de ses Territoires alors qu’elle-même se proclame République indépendante.
— La France méditerranéenne jouit d’un climat très doux et entretient des relations cordiales avec d’autres parties du monde.
— Peut-être, oui… et alors ?
— Alors rien, sinon que nous pourrions être obligés de partir y vivre un jour. »
Je n’ai pas écarté sur-le-champ cette possibilité. Nous en avions d’ailleurs déjà discuté à plusieurs reprises. En cas de désastre, par exemple l’effondrement de la présidence de Julian et l’arrivée au pouvoir exécutif d’organismes hostiles, nous pourrions tous (Julian compris) avoir besoin de fuir le pays.
J’espérais cependant de toutes mes forces que ces conditions ne seraient jamais réunies, ou alors dans un avenir lointain, une fois Flaxie plus grande et mieux à même de voyager. Je n’envisageais pas de gaieté de cœur un voyage transatlantique avec un nourrisson. Cela ne me plaisait déjà pas qu’on emmenât ma fille en promenade dans les rues de Manhattan, surtout à présent qu’une nouvelle Vérole se propageait et qu’un citoyen sur deux circulait avec un masque de papier sur le nez.
« On ne peut pas prendre ces dispositions au dernier moment, a dit Calyxa. Il faut s’en occuper à l’avance. Nous avons choisi la France méditerranéenne…
— Attends… qui a choisi ?
— Emily et moi, entre nous. J’ai consulté les Parmentiéristes du coin : c’est un refuge idéal, d’après eux. Emily connaît des gens dans les transports maritimes… en ce moment, elle n’aurait aucun mal à nous trouver un bateau pour traverser l’océan, mais l’évolution de la situation pourrait changer la donne.
— Je continue à espérer passer ma vie en Amérique à écrire des livres.
— Tu ne serais pas le seul auteur américain à Marseille. Tu peux envoyer tes manuscrits par courrier.
— Je ne suis pas sûr que mon éditeur serait d’accord.
— Si ça se gâte vraiment à Manhattan, Adam, tu te retrouveras peut-être sans éditeur. »
Elle pouvait bien avoir raison. Ce qui ne m’a pas remonté le moral, ni aidé à dormir.
Le tournage de La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin s’est achevé avant Thanksgiving 2175. Il restait bien entendu du travail, car nous n’avions fixé sur pellicule que la partie visuelle du spectacle : pour être présenté au public, il lui manquait encore des acteurs vocaux, des bruiteurs, des répétitions intensives et une salle appropriée. La majeure partie des tâches les plus ardues était toutefois effectuée, surtout en ce qui concernait les techniciens et les acteurs visuels, et Julian a estimé opportun de célébrer cela par une « fête de fin de tournage ».
Sur le plan mondain, les jardins du palais présidentiel n’avaient pas été attractifs durant le règne de Julian, surtout après les décapitations inopinées. Julian n’en ressentait nulle déception, car il ne se souciait guère de la compagnie d’Eupatridiens de haut rang, même membres du Sénat. Si ce dernier s’était tout d’abord montré généreux avec son régime, des frictions étaient apparues avec cette branche gouvernementale tout autant qu’avec le Dominion. Julian n’a promulgué aucune législation du travail radicale [100] À la grande déception et indignation de Calyxa.
, mais il avait refusé d’expédier des troupes durant les insurrections serviles dans le textile [101] En juillet 2175, une rébellion parmi les travailleurs sous contrat d’une usine de soie de l’Ohio s’est propagée aux fabriques de rubans et teintureries voisines. Plus de cent hommes ont péri dans le siège qui a suivi.
. Ce soutien implicite aux rebelles a mis en rage ceux des sénateurs liés à cette industrie, qui ont violemment protesté.
Читать дальше