Le reste du mois de juillet a été consacré à l’écriture du script définitif. Certains érudits ont laissé entendre que Julian « s’amusait » avec le cinéma pendant que sa présidence partait à vau-l’eau. Cela n’en donnait cependant pas l’impression durant l’été 2175. Je pense que Julian a vu avec l’Art une possibilité de rédemption, après toutes les horreurs auxquelles il avait assisté à la guerre, même si la guerre est plus coutumièrement le domaine du généralissime. Et il existe à mon avis une raison plus profonde au fait que Julian ait ignoré les protocoles et imbroglios de la suprématie politique : selon moi, il s’était sincèrement attendu à mourir au Labrador… il avait accepté son destin, après l’échec de la manœuvre avec les Cerfs-Volants Noirs, et cela le scandalisait de se retrouver toujours vivant, après avoir conduit tant d’autres à la mort.
Son ordre de faire cesser toute relation officielle entre le Dominion et les militaires avait suscité des ondes de choc dans les deux armées. Colorado Springs s’était quasiment rebellé et le diacre Hollingshead avait cessé de venir au palais présidentiel, ou de reconnaître de quelque façon que ce fût l’existence de Julian. Le Dominion gardait toutefois une emprise ferme sur ses Églises affiliées et « Julian l’Athée » était dénoncé en chaire dans tout le pays, ce qui gênait les Eupatridiens et le Sénat dans le soutien qu’ils accordaient à Julian.
Les visites du diacre Hollingshead ont en tout cas été avantageusement remplacées par celles de M. Charles Curtis Easton, invité au palais pour discuter avec Julian des modifications à apporter au script de Darwin. Enchanté par M. Easton (« Tu deviendras peut-être comme lui, Adam, si tu vis vieux et que tu te laisses pousser la barbe »), Julian l’a chargé de travailler à mes côtés au sein d’un Comité du Scénario. Nous nous réunissions à intervalles réguliers, souvent rejoints par Julian et Magnus, aussi quelques semaines nous ont-elles suffi pour dresser les grandes lignes d’une toute nouvelle version de La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin, que je vais maintenant décrire brièvement.
L’Acte Premier, Homologie, parlait de la jeunesse de Darwin. Le jeune Darwin y rencontre la fille dont le destin voulait qu’il tombât amoureux – sa belle cousine Emma Wedgwood – et découvre qu’un rival lui en dispute l’affection : un jeune étudiant en théologie appelé Samuel Wilberforce. Tous deux s’inscrivent à un concours de Collecte et Reconnaissance de Coléoptères organisé par l’université locale, qui s’appelle Oxford, et dans un moment de coquetterie, M lle Wedgwood annonce qu’elle accordera un baiser au vainqueur. Wilberforce entonne alors une chanson sur les Insectes comme Spécimens de l’Ordonnancement Divin des Espèces, à laquelle Darwin réplique par de musicales observations sur l’Homologie (c’est-à-dire les caractéristiques physiques communes aux Insectes d’espèces différentes). Comploteur fourbe et sans pitié, Wilberforce essaye de faire disqualifier Darwin pour Blasphème, mais Oxford reste sourde à sa plaidoirie. Darwin remporte le concours ; Wilberforce, amer, arrive deuxième ; Emma dépose un chaste baiser sur la joue de Darwin ; Darwin rougit tandis que, furieux, Wilberforce jure de se venger un jour.
L’Acte Second était titré Diversité, ou : un Garçon anglais sur l’Océan [97] Sur ma suggestion.
et relatait les excitants voyages de Charles Darwin autour de l’Amérique du Sud à bord du navire d’exploration, le Beagle. C’est là où Darwin procède à une partie de ses nombreuses observations sur les Tortues, les Becs de Pinson et autres, même si nous avons limité le côté scientifique à son minimum pour ne pas mettre à rude épreuve l’attention du public, tout en l’égayant d’une scène avec un Lion féroce. Toutes ces expériences inhabituelles permettent à Darwin de commencer à formuler sa grande idée de la Diversité de la Vie et de la manière dont cette Diversité résulte des effets combinés du temps et des circonstances sur la reproduction animale. Il résout de communiquer sa vision des choses au monde, même s’il sait que les cercles ecclésiastiques ne lui réserveront pas bon accueil. Cependant Wilberforce, désormais jeune Évêque à Oxford et fermement résolu à accroître davantage encore son pouvoir ecclésiastique, a puisé dans la fortune familiale pour engager un gang de pirates des mers afin de pourchasser et couler le Beagle. L’Acte culmine avec une bataille navale acharnée dans laquelle le jeune Darwin s’agite sur le gaillard d’avant avec une épée et un pistolet, spécule musicalement sur le rôle du hasard et de l’« aptitude » dans la détermination du résultat final du combat. Ce dernier est sanglant mais (comme dans la nature) les plus aptes survivent… Par chance, Darwin en fait partie.
Au commencement de l’Acte Troisième, appelé La Chute de l’Homme, toute l’Angleterre se trouve en proie à une controverse religieuse acharnée quant aux théories de Darwin. Celui-ci a publié un livre sur les Origines de l’Espèce dont Wilberforce, devenu premier évêque d’Oxford, a tenu à dénoncer le contenu et ridiculiser l’auteur. Il espère par cette stratégie faire naître un conflit entre Darwin et Emma Wedgwood, qui ont retardé leur mariage (sous la pression de la famille de la jeune fille) le temps que la respectabilité de Darwin fût plus fermement établie dans l’opinion publique. Cet objectif semble encore lointain, car les églises anglaises résonnent de rhétorique antidarwinienne, des foules munies de torches menacent Oxford et Emma elle-même est déchirée entre Amour Romantique et Devoir Religieux. La tempête culmine dans un Débat public à l’intérieur d’une grande salle bondée de Londres, où Darwin et Wilberforce débattent des relations ancestrales entre l’Homme et le Grand Singe. Darwin expose (c’est-à-dire chante ) sa doctrine avec éloquence et un zeste d’humour, tandis que l’éclairage cru de la logique révèle le véritable visage de Wilberforce, celui d’un poseur jaloux. « Darwin un Véritable Savant ! » clame le lendemain matin un gros titre du Times de Londres, ce qui conduit à un apaisement général et lève les obstacles au mariage des jeunes gens. Ne supportant pas d’être ainsi humilié, Wilberforce provoque cependant Darwin en duel en l’accusant de blasphème et d’insulte personnelle. Faute d’autre moyen de se débarrasser de l’encombrant Évêque, Darwin accepte à contrecœur et les deux hommes grimpent dans une haute prairie escarpée des montagnes sauvages et venteuses qui se dressent au-dessus de l’université d’Oxford.
Ce duel constitue presque à lui seul le point culminant du film, avec Wilberforce qui tente ruses et coups bas et Darwin qui les contrecarre. Il y a des chansons, des coups de pistolet et quelques hurlements sonores d’Emma, d’autres coups de pistolet, un corps-à-corps au bord d’une falaise, puis Darwin qui se penche blessé mais victorieux sur le corps chaud et sans vie de son impitoyable ennemi.
Suit une cérémonie de mariage, avec des sonneries de cloches, des bruits de réjouissances, etc.
Julian a donné son approbation à ce canevas, même s’il a pris un certain plaisir à souligner la distance qui séparait nos libertés dramatiques de la vérité historique dans son sens le plus strict. (« Si Oxford a des Alpes, s’est-il plu à dire, New York a peut-être un volcan : la géographie est une science si flexible. ») Il s’agissait toutefois là d’objections amicales et sans gravité : il a compris les raisons pour lesquelles nous remodelions la glaise obstinée de l’histoire.
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