Je suis passé brièvement à la Propriété, par politesse, et j’y ai été reçu avec politesse par les Duncan et les Crowley, mais je ne suis pas resté longtemps. Voir ma mère revêtait davantage d’importance à mes yeux. En repartant de la propriété pour me rendre aux logements à bail, j’ai longé les écuries et la tentation m’a pris d’aller voir si mes anciens bourreaux y travaillaient encore, s’ils me craignaient désormais à cause de mon nouveau rang, mais c’était une envie mesquine qui ne valait pas qu’on y cédât.
La petite maison de mon enfance n’avait pas changé de place. Le ruisseau derrière elle miroitait dans sa course joyeuse vers la Pine et la tombe de ma sœur Flaxie se trouvait toujours au même endroit, avec sa modeste inscription. Sauf qu’on y voyait à présent une seconde tombe, toute neuve, surmontée d’une croix en bois blanc avec le nom de mon père gravé au fer rouge dessus. Bien qu’analphabète, il avait appris à reconnaître son nom écrit et pouvait même fournir une signature plausible… il arriverait à lire sa propre inscription funéraire, ai-je supposé, si son fantôme se redressait en tendant le cou.
Mieux vaut se rendre sur des tombes à la lumière du soleil. Le temps chaud de juillet était réconfortant et avec les cris des oiseaux, le léger gloussement du ruisseau aidait à tolérer l’idée de la mort. Cela ne m’a pas plu du tout de penser aux neiges qui pèseraient durant l’hiver sur cette terre fraîchement retournée ou aux vents de janvier qui passeraient dessus. Mon père était toutefois à présent aux côtés de Flaxie, aussi ne serait-il pas seul, et il ne me semblait pas que les morts souffraient vraiment du froid. Les défunts sont immunisés contre les incommodités saisonnières… il y a au moins une petite portion de Paradis en ce monde.
Me voyant debout près de la tombe, ma mère est sortie par la porte de derrière pour me prendre sans un mot par le bras. Nous sommes alors rentrés dans la maison pleurer ensemble.
Je suis resté cinq jours. Ma mère était dans un état fragile, du fait à la fois de son chagrin et de son âge. Elle n’y voyait plus très bien et n’était plus utile comme couturière aux Aristos, mais elle appartenait à la classe bailleresse et avait fidèlement servi toute sa vie, si bien qu’on continuait à lui donner des reçus avec lesquels acheter de la nourriture au magasin-bailleur, et personne ne l’expulserait de sa maison.
Sa vue n’avait pas assez diminué pour l’empêcher de tenir à voir un exemplaire d ’Un garçon de l’Ouest sur l’Océan. Je lui en avais bien entendu apporté un, qu’elle a pris avec un soin exagéré et en souriant un peu avant de le ranger en hauteur sur une étagère près des Aventures du capitaine Commongold, que je lui avais aussi expédiées.
Elle m’a dit qu’elle le lirait chapitre par chapitre, l’après-midi, quand la lumière et ses yeux seraient à leur meilleur.
Je lui ai raconté que je n’aurais écrit ni l’un ni l’autre de ces livres si elle n’avait fait preuve d’une telle résolution à m’apprendre à lire… à m’apprendre à aimer la lecture, je veux dire, pas simplement le nom des lettres, comme on l’enseignait le dimanche à la plus grande partie des garçons bailleurs.
« J’ai appris à lire avec ma propre mère, a-t-elle dit. Qui l’a appris de sa mère à elle, et ainsi de suite jusqu’aux Profanes de l’Ancien Temps, à en croire la légende familiale. Nous avons eu un instituteur dans notre famille, il y a longtemps. Peut-être un autre écrivain, aussi… qui sait ? Son analphabétisme était ce qui faisait le plus honte à ton père. Il en souffrait profondément, même s’il ne le montrait pas.
— Tu aurais pu lui apprendre.
— Je lui ai proposé. Il n’a pas voulu. Trop vieux et trop rigide pour ça, qu’il disait toujours. Je pense qu’il avait peur d’échouer.
— J’ai appris à lire à un homme, à l’armée. » Le sourire de ma mère a réapparu quand elle a entendu cela.
Elle avait aussi très envie d’avoir des nouvelles de Calyxa et du bébé. Par une heureuse coïncidence, Julian nous avait fait photographier peu avant la fête de l’Indépendance. J’ai exhibé le cliché : il montrait Calyxa dans une chaise, avec sa chevelure torsadée qui brillait ; sur ses genoux, Flaxie, un peu inclinée, les vêtements un peu de travers, regardait l’appareil avec de grands yeux. Quant à moi, debout derrière la chaise, je posais une main sur l’épaule de Calyxa.
« Elle a l’air vigoureuse, ta Calyxa, a fait observer ma mère. De bonnes jambes solides. Le bébé est mignon. Mes yeux ne sont plus ce qu’ils étaient, mais j’arrive encore à reconnaître un beau bébé quand j’en vois un.
— Ta petite-fille, ai-je dit.
— Oui. Et elle aussi apprendra à lire, n’est-ce pas ? Quand elle sera prête ?
— Aucun doute là-dessus. »
Nous avons fini par parler de la mort de mon père… non seulement du décès lui-même, mais de ses circonstances. J’ai demandé si la morsure s’était produite pendant un office de l’Église des Signes.
« Il n’y a plus d’offices de ce genre, Adam. L’Église des Signes n’a jamais été populaire, à part auprès de quelques sous-contrats, et peu après ton départ, les Duncan et les Crowley ont décidé qu’elle était un “culte” et qu’il fallait donc la supprimer. Ben Kreel a commencé à prêcher contre la secte et les membres les plus enthousiastes de la congrégation ont été vendus ou éloignés. Comme ton père était le seul bailleur parmi eux, il est resté, mais il n’avait plus de congrégation à prêcher.
— Il a tout de même gardé les serpents. » Je les avais vus se contorsionner de désagréable manière dans leurs cages derrière la maison.
« Il les considérait comme des animaux domestiques. Il ne pouvait pas supporter de ne plus les nourrir, ni de les détruire d’une autre manière, mais les remettre en liberté aurait été dangereux. Je ne suis pas sûre que moi-même je me résoudrais à les tuer. Même si je les méprise. » Elle a dit ces mots avec une véhémence qui m’a surpris. « Je les méprise de tout mon cœur. Depuis toujours. J’aimais profondément ton père. Mais ces serpents ne m’ont jamais plu. Ils n’ont pas été nourris depuis sa mort. Il faut faire quelque chose. »
Nous n’en avons pas davantage discuté. Ce soir-là, après le modeste ragoût aux boulettes de pâte de ma mère et une fois celle-ci couchée, je suis très discrètement sorti voir les cages.
Une lune brillait au loin sur les montagnes, qui jetait une lueur pâle et égale sur la famille de crotales massasaugas de mon père. Ils étaient de mauvaise humeur, sans doute à cause de la faim. Une impatience cinglante imprégnait leurs mouvements. On ne leur avait pas non plus extrait le venin depuis un bon moment. (Mon père faisait cela en secret, avant les offices, surtout s’il pensait que des enfants pouvaient participer aux manipulations. Il tendait sur un vieux bocal un morceau de cuir fin qu’il laissait mordre aux serpents : cela les vidait de leur venin pendant un certain temps. C’était sa propre apostasie personnelle, j’imagine… une police d’assurance contre un moment d’inattention des puissances supérieures.) Les serpents, qui avaient senti ma présence, se tordaient et s’enroulaient nerveusement. Je me suis de surcroît imaginé sentir une fureur glacée derrière leurs yeux vides et exsangues.
Un homme qui s’en remet de tout cœur à Dieu pouvait les manipuler sans mal. Telle était la foi qu’avait professée mon père. Il avait assurément confiance en Dieu, pour ce qui le concernait, et il croyait que Dieu Se manifestait dans les yeux révulsés des membres de sa congrégation et dans leur incompréhensible mélange de langues. Ayez confiance et soyez sauvés, voilà en quoi consistait sa philosophie. C’était pourtant les serpents qui avaient fini par le tuer. Je me suis demandé quel élément de l’équation lui avait fait défaut, en fin de compte : la foi humaine ou la patience divine ?
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