Pour une raison ou pour une autre, cela m’a rappelé Lymon Pugh et sa description de l’industrie du conditionnement de la viande.
« Le Dominion s’intéresse grandement au destin de cette nation, comme à celui de toutes les autres, a continué Ben Kreel. Comparés à cet intérêt institutionnel, les caprices présidentiels sont passagers.
— Cette conversation est trop sibylline, me suis-je plaint. C’est de Julian dont vous parlez ? Dites-le, dans ce cas.
— Qui suis-je pour porter un jugement sur le Président des États-Unis ? Je ne suis qu’un pasteur de campagne. Mais le Dominion veille, le Dominion juge et le Dominion est plus ancien, et en fin de compte plus puissant, que Julian Comstock.
— Julian n’a rien contre le Dominion, à part sur quelques points particuliers.
— J’espère bien, Adam, mais dans ce cas, pourquoi essaie-t-il de rompre l’ancienne et bénéfique relation entre le Dominion et les armées ?
— Quoi ! Il a fait ça ? »
Ben Kreel a eu un sourire désagréable. Pendant bien des années, cet homme m’avait semblé une divinité mineure et irréprochable. C’était une voix affable, un enseignant capable et un vigoureux conciliateur en cas de conflit à l’intérieur de la communauté. En le regardant à présent, je détectais toutefois quelque chose d’acerbe et de triomphant dans son caractère, comme s’il se délectait d’avoir coupé l’herbe sous le pied d’un garçon bailleur arriviste. « Eh bien, c’est exactement ce qu’il a fait, Adam, tu n’en savais rien ? La nouvelle est arrivée par télégraphe de Colorado Springs ce matin. Julian le Conquérant, comme on l’appelle, a ordonné au Dominion de retirer tous ses représentants dans les armées de la nation et de cesser de participer aux conseils militaires.
— Une mesure audacieuse, ai-je estimé avec une grimace.
— Pas seulement, Adam. C’est quasiment une déclaration de guerre. » Il s’est penché près de moi pour me glisser sur le ton mielleux de la confidence : « Une guerre qu’il ne peut pas gagner. S’il ne le comprend pas, tu devrais le lui expliquer.
— Je ne manquerai pas de lui rapporter vos propos.
— Je t’en remercie, a dit Ben Kreel. Tu es très ami avec Julian Comstock ?
— J’essaye.
— Il ne faut jamais suivre quelqu’un qui a pris le chemin de l’Enfer, Adam Hazzard, même si c’est votre meilleur ami. »
J’ai eu envie de dire à Ben Kreel que je croyais depuis quelque temps à l’Enfer d’une manière encore plus incertaine qu’au Paradis. J’aurais également pu lui raconter ma rencontre à New York avec un homme affirmant que Dieu n’était que Conscience (« n’en ayez nul autre »), principe selon lequel le Dominion tout entier était une Apostasie, peut-être pire, mais je ne voulais pas l’encourager à poursuivre la discussion, aussi ai-je gardé un silence renfrogné jusqu’à Connaught.
Je suis ensuite monté sans tarder dans le train qui me reconduirait à Manhattan. Il avait beau être plus confortable que celui à cornes de Caribou à bord duquel j’avais pour la première fois quitté Williams Ford, j’y ai eu tout aussi peur.
Une fois de retour, après avoir retrouvé Calyxa et Flaxie, pris un bain pour me débarrasser de la saleté du voyage et m’être accordé une nuit de sommeil, je suis allé au palais voir Julian.
Immense structure divisée avec précision en pièces et salles labyrinthiques, le palais présidentiel restait globalement pour moi un mystère. En sus du Président lui-même, il hébergeait des domestiques, des bureaucrates et une petite armée de Gardes républicains. Ses trois étages s’élevaient sur une pléthore de sous-sols et de caves. Je n’étais jamais entré dans un bâtiment qui avait autant de lambris, draperies, moquettes, rubans et fanfreluches et je ne m’y sentais jamais à mon aise. Les fonctionnaires de second rang devant lesquels je passais me considéraient avec un dédain confinant au mépris et les Gardes républicains prenaient l’air mauvais en posant les doigts sur leur pistolet quand ils me voyaient.
Julian n’« habitait » pas tout cet espace – un homme seul n’y serait sûrement jamais parvenu –, mais passait le plus clair de son temps dans l’aile de la Bibliothèque. Celle-ci ne contenait pas seulement la Bibliothèque présidentielle (considérable, malgré son contenu en grande partie approuvé par le Dominion, et enrichie par Julian de nombreux livres sélectionnés dans les Archives libérées), mais aussi une vaste salle de lecture pourvue de hautes fenêtres ensoleillées ainsi que d’un énorme bureau en chêne. C’était cette pièce que Julian s’était tout particulièrement appropriée et dans laquelle je lui rendais visite.
Magnus Stepney, le pasteur dévoyé de l’Église des Apôtres Etc., était là aussi : paresseusement installé dans un fauteuil rembourré, il lisait un livre tandis que Julian écrivait quelque chose sur le bureau. Le pasteur Stepney était désormais l’intime de Julian depuis de nombreuses semaines et tous deux m’ont accueilli avec le sourire. Ils se sont enquis de Williams Ford, de mon père et de ma mère, et je leur ai un peu raconté ces mauvaises nouvelles, mais il n’a pas fallu longtemps pour que Julian ramenât à nouveau la conversation sur le Script de son Film.
Je lui ai indiqué que j’en avais discuté avec M. Charles Curtis Easton. Je craignais que Julian me reprochât d’avoir « sorti le problème de la famille » en le soumettant à un étranger. Il a en effet semblé un peu perplexe, mais Magnus Stepney, qui était tout aussi Esthète et Fervent de Drame que lui [96] Bien que sincère dans ses devoirs pastoraux, Stepney n’a pas caché qu’il aimerait interpréter le rôle de Charles Darwin le jour où le tournage commencerait enfin. Ambition moins vaniteuse qu’elle en a l’air, car il était bel homme et possédait le talent de prendre de superbes poses et des voix amusantes.
, a tapé des mains en disant que j’avais fait précisément ce qu’il fallait : « C’est ce dont nous avons besoin, Julian : d’une opinion professionnelle.
— Peut-être. Est-ce que M. Easton a rendu une opinion ?
— Il se trouve que oui.
— Voudrais-tu nous en faire part ?
— Il a reconnu que l’histoire manquait de certains ingrédients essentiels.
— Tels que ? »
Je me suis raclé la gorge. « Trois actes… des chansons dont on n’a aucun mal à se souvenir… des femmes attirantes… des pirates… une bataille navale… un méchant ignoble… un duel d’honneur…
— Mais rien de tout cela n’est vraiment arrivé à M. Darwin, ni n’a le moindre rapport avec lui.
— Eh bien, j’imagine que c’est là le nœud du problème. Tu veux raconter la vérité ou une histoire ? Le truc », ai-je rajouté en me souvenant des commentaires de Theodore Dornwood sur mes propres écrits, « consiste à garder le cap entre Charybde et Scylla…
— Il parle bien, pour un garçon bailleur, a dit Magnus Stepney en riant.
— … où Scylla est la vérité et Charybde le spectaculaire … à moins que ce ne soit l’inverse, je ne me souviens plus très bien. »
Julian a soupiré et roulé des yeux, mais Stepney a poussé un petit hourra avant de s’écrier : « C’est exactement ce que je te disais, Julian ! Je t’avais donné un bon avis, Adam Hazzard et M. Charles Curtis Easton t’en donnent un bon aussi. »
Julian n’a rien dit de plus sur le sujet ce jour-là. Au départ, bien entendu, il s’est montré sceptique. Il n’a toutefois pas résisté longtemps à l’idée, qui séduisait son goût du Théâtre, et l’a adoptée comme sienne avant la fin de la semaine.
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