Encore plus important, Calyxa a commencé le travail le 21, un vendredi après-midi aussi ensoleillé et agréable que les autres journées de cette saison-là, avec un ciel bleu dégagé et une brise tiède.
Le médecin qui s’est occupé de Calyxa, Cassius Polk, était un vénérable vieillard à chevelure blanche, très respectable, qui se mouvait avec une immense dignité et ne touchait ni à la boisson ni au tabac. Vers la fin de la grossesse de Calyxa, il a commencé à passer beaucoup de temps dans notre pavillon d’amis, y dormant même à l’occasion. Julian l’avait engagé pour s’occuper exclusivement de Calyxa et le rétribuait avec générosité pour cela.
Cet après-midi-là, il était assis avec moi à la table de la cuisine tandis que, comme presque tous les jours, Calyxa se reposait à l’étage. Nous savions que son heure approchait. Elle avait le ventre tendu comme un tambour et quand je la tenais dans mes bras la nuit, je sentais l’enfant bouger et donner des coups de pied avec une vigueur et une détermination surprenantes. Sa venue au monde semblait même avoir pris un peu de retard.
Le Dr Polk a bu quelques gorgées d’eau dans un verre que je lui avais donné. C’était un homme loquace qui aimait parler de son travail. Spécialisé en obstétrique et en problèmes féminins, on le trouvait dans son bureau d’un quartier recherché de Manhattan, quand il ne mettait pas au monde des Eupatridiens de haut rang. Nombre de ses clientes, m’a-t-il confié, étaient des jeunes femmes fortunées, « le genre qui tient à tenter le diable en fréquentant des officines de vaccination. Je leur donne mon avis sur le sujet, mais bien entendu, elles n’en tiennent aucun compte ».
Je lui ai avoué en savoir très peu sur ces affaires-là.
« Oh, en principe, c’est très bien. La vaccination était une mesure préventive utile contre certaines maladies avant même l’Efflorescence du Pétrole. Mais il faut s’en servir de manière scientifique, vous voyez. Le problème avec la vaccination à la mode, c’est justement qu’elle est à la mode. On s’imagine qu’une cicatrice sur le bras rend une femme plus attirante pour ses soupirants, et aussi qu’elle constitue une marque de richesse, vu les tarifs absurdes auxquels les officines monnayent leurs services.
— D’accord, mais si le traitement est efficace…
— Il l’est parfois… le plus souvent, il est frauduleux. Une seringue pleine d’eau de rivière avec une aiguille à tricoter aiguisée. La fraude lucrative va bon train et a plus de chances de propager les maladies que de les prévenir. Rien que ce mois-ci, une nouvelle Vérole s’est déclarée, particulièrement virulente chez les hauts-nés, sans doute précisément à cause de ces pratiques antihygiéniques.
— Le Sénat ne peut-il voter une loi pour les interdire ?
— Les officines de vaccination ? J’imagine qu’il peut, mais les sénateurs sont mariés à l’idée de Libre-Échange, de Main Invisible du Marché et autres doctrines arbitraires. Ils en subissent bien entendu eux aussi les conséquences, ou les subiront quand leurs filles commenceront à tomber malades. Quinze cas rien que cette semaine. Dix la semaine dernière. Et une Vérole que je ne connais pas, en plus. Un peu Vérole du Chien, un peu Vérole de Denver dans ses signes et indications.
— Est-elle très meurtrière ?
— Plus de la moitié de mes patientes ne s’en sont pas remises. »
C’était inquiétant. « Vous craignez par conséquent une épidémie ?
— J’ai vu la Vérole traverser New York une demi-douzaine de fois au cours de ma carrière. Je redoute une éruption chaque jour de ma vie, monsieur Hazzard. Nous ignorons d’où viennent les épidémies et nous ignorons comment les arrêter. Si cela ne dépendait que de moi… »
Je n’ai cependant jamais su ce qu’il ferait si cela ne dépendait que de lui, car Calyxa nous a appelés d’en haut d’une voix angoissée. Son travail avait commencé et Polk s’est précipité à son chevet.
Je ne l’ai pas suivi. Il m’avait dit de me tenir à l’écart de l’accouchement, promesse qui n’était pas difficile à faire. Je ne savais de l’acte de naissance que ce que j’avais vu comme garçon d’écurie à Williams Ford. Je comprenais, abstraitement, que Calyxa subirait les mêmes épreuves que les juments des écuries de Duncan-Crowley quand elles poulinaient, mais je ne pouvais juxtaposer ces souvenirs avec ma connaissance intime de Calyxa… l’image qui en résultait était au mieux déplaisante.
Les cris de Calyxa sont descendus de notre chambre à des intervalles de plus en plus réduits. Le Dr Polk avait fait venir une accoucheuse (comme les Eupatridiens appelaient leurs sages-femmes) dès le début du travail, et à son arrivée, cette infirmière a remarqué mon angoisse qu’elle a essayé d’alléger en me donnant une teinture d’huile de chanvre et d’opium dans un verre d’eau.
Je n’étais pas habitué à cette médication. Elle a eu dans l’heure un résultat pas totalement apaisant. J’ai perdu le contrôle de mes pensées et n’ai pas tardé à garder les yeux fixés sur les portes des placards de la cuisine. Ces battants de chêne huilé sont devenus pour moi une espèce d’Écran de Cinéma sur lequel le grain du bois se transformait en images d’animaux, de locomotives à vapeur, de forêts tropicales, de scènes de guerre, etc. Ces impressions étaient élastiques et chacune se coulait dans la suivante comme de l’eau dans un ruisseau rocailleux. Certaines m’ont fait rire, d’autres ont suscité un mouvement de recul… un observateur aurait pu me croire faible d’esprit. Et si tout cela me changeait les idées, l’effet en était moins que réconfortant.
Dans la même période, le Dr Polk et son infirmière entraient et ressortaient de la cuisine comme des apparitions afin de puiser des casseroles d’eau ou de rincer des serviettes. Plusieurs heures se sont écoulées, encore qu’il eût pu s’agir de minutes ou de mois, car mon ébriété m’empêchait de mesurer le passage du temps. Je ne me suis vraiment extrait de mes rêveries qu’en entendant un hurlement prodigieux dans la chambre à l’étage… un hurlement grave, masculin, poussé par le Dr Polk.
Je me suis levé tant bien que mal. Je n’avais pas oublié ma promesse de ne pas gêner le docteur, mais cela semblait une circonstance exceptionnelle. Le Dr Polk avait-il réellement poussé un cri de terreur, ou bien n’était-ce que mon imagination ? Le doute a ralenti mon pas. Il y a alors eu un autre cri, ni de Calyxa ni du médecin… l’infirmière s’y était mise aussi. Une frayeur glacée s’est emparée de moi et je me suis rué dans l’escalier.
Mon imagination me montrait de sinistres images. Naissances monstrueuses et fausses couches, qui avaient été monnaie courante durant l’Épidémie d’Infertilité, se produisaient encore de temps à autre, en cette seconde moitié du vingt-deuxième siècle. J’ai refusé de me laisser aller à penser que Calyxa avait pu donner naissance à une créature si inhabituelle que même un médecin chevronné reculerait avec un cri d’horreur en la voyant, mais cette possibilité me tourmentait. Les marches semblaient d’une raideur ridicule et je suis arrivé sur le palier à bout de souffle. La porte de la chambre était entrouverte. Je me suis précipité dessus d’un pas tremblant.
La cause de toute cette excitation m’est aussitôt apparue, même si je n’ai pas compris tout de suite ce que je voyais.
Le Dr Polk et son infirmière se tenaient dos au mur, le visage tordu de terreur pure et le regard braqué sur la grande fenêtre double de la chambre. Plus tôt dans la journée, le Dr Polk en avait ouvert les volets, comme il le faisait souvent, car il considérait l’air frais comme le meilleur ami de l’invalide. Une énorme Tête bestiale et puante emplissait à présent ladite fenêtre.
Читать дальше