« Mais tu es un Philosophe ! s’est à un moment exclamé Julian. Puisque tu exclus les êtres surnaturels, il s’agit de Philosophie et non de Religion… et tu le sais aussi bien que moi !
— J’imagine que c’en est, oui, d’un certain point de vue, a concédé Stepney. Sauf qu’il n’y a pas d’argent dans la Philosophie, Julian. La Religion fait une profession bien plus lucrative.
— Oui, jusqu’à ce que le Dominion te retire ton Église. Ma mère et la femme d’Adam ont été mêlées à ces ennuis, tu sais.
— Vraiment ? Elles vont bien ? a demandé Stepney avec une inquiétude qui semblait sincère.
— Oui, mais uniquement parce que je les ai prises sous mon aile.
— L’aile présidentielle doit constituer un abri plutôt solide.
— Moins qu’elle le pourrait. Ne crains-tu donc pas le Dominion, Magnus ? Tu serais toi-même en prison, si tu n’avais pas échappé à la rafle. »
Le pasteur Stepney a haussé ses larges épaules. « Je ne suis pas la seule Église non affiliée de New York. Cette activité n’est dangereuse que lorsque le Dominion est d’humeur vindicative, et les diacres n’entreprennent ce genre de croisades qu’une ou deux fois par décennie. Dans quelques semaines, quelques mois tout au plus, ils vont déclarer la ville sanctifiée et les Églises dévoyées pousseront à nouveau comme des champignons après la pluie. »
La chapelle de l’Église des Apôtres Etc. ne contenait qu’une seule fenêtre, placée en hauteur et par laquelle je voyais le jour commencer à diminuer. J’en ai fait la remarque à Julian en lui rappelant ma promesse à Calyxa d’être rentré avant la nuit (selon sa préférence durant ses dernières et nerveuses semaines de grossesse).
Julian semblait peu désireux de repartir – la compagnie du pasteur lui plaisait et ils étaient assis si près l’un de l’autre que leurs genoux se touchaient –, mais il a hoché la tête après un coup d’œil à la fenêtre. Il s’est levé, le pasteur Stepney aussi, et ils se sont étreints comme les deux vieux amis qu’ils étaient.
« Tu devrais venir au palais, a dit Julian. Ma mère serait contente de te voir.
— Tu crois que ce serait sage ?
— Je pense que ce serait fascinant, a répondu Julian. Je t’enverrai un mot, discrètement. »
Le pasteur Magnus Stepney est bel et bien venu au palais exécutif, et à plus d’une reprise, lors des mois qui ont suivi, il y a même souvent passé la nuit. Cette amitié renouée a eu deux effets immédiats et inattendus.
Tout d’abord, Julian a été poussé à se mêler encore davantage des relations entre l’autorité civile et le Dominion. Il a fait venir des avocats et s’est documenté sur la loi ecclésiastique, ce qui l’a conduit à certaines conclusions. Il se trouvait, a-t-il dit, que le Dominion n’avait pas de véritable juridiction sur les Églises non affiliées, sauf pour leur refuser leur adhésion à son organisation. Ce sont les conséquences légales de ce refus qui donnaient leur pouvoir aux diacres : une Église non affiliée ne pouvait se voir reconnaître association caritative et ses dîmes ou propriétés n’étaient pas exonérées d’impôts. Ses possessions étaient d’ailleurs taxées à un taux prohibitif, ce qui poussait de telles institutions à la faillite si elles essayaient de se soumettre à la loi, et à une existence hors la loi dans le cas contraire. Ces réglementations avaient été mises en place par un Sénat accommodant, et appliquées par les forces civiles, non par les religieuses.
Julian réprouvait ces lois, qu’il estimait conférer un pouvoir excessif au Dominion. Afin de remédier à ce préjudice, il en a préparé une pour modérer les prélèvements sur de telles Églises et placer le fardeau de la preuve de l’« apostasie » sur les diacres demandeurs. Il estimait jouir d’une popularité suffisante pour la faire voter par le Sénat, même s’il savait que le Dominion s’y opposerait de toutes ses forces, car elle ne représentait rien de moins qu’une attaque portée à leur Monopole clérical établi de longue date. Sam n’approuvait pas cette manœuvre – qui provoquerait à coup sûr un autre conflit –, mais Julian n’a pas voulu en démordre et a chargé ses subordonnés d’introduire aussi vite que possible cette mesure au Sénat.
Le second résultat visible indirectement provoqué par les visites du pasteur Stepney a consisté en une modification des relations entre Sam et Emily Baines Comstock. À chacune des visites de Magnus Stepney, M me Comstock se montrait prévenante envers lui (alors qu’elle avait plusieurs fois son âge), le complimentait sur son apparence en présence des autres, l’assurait qu’elle ne trouvait pas étonnant qu’il fût d’ascendance eupatridienne et se livrait à d’autres commentaires flatteurs du même acabit. Ces éloges enthousiastes agissaient sur Sam comme une scie sur un morceau de bois brut. Il n’aimait pas voir M me Comstock si manifestement charmée par un autre homme, de surcroît plus jeune que lui-même. L’affection de la mère de Julian aurait dû selon lui se diriger davantage dans sa propre direction. Aussi, après ce qui a sûrement été une longue réflexion, il a rassemblé son courage et refoulé son embarras pour débouler devant elle un soir qu’elle dînait avec Calyxa et moi.
Il est arrivé tout tremblant et tout suant. M me Comstock a posé sur lui le regard qu’on décerne à une étrange apparition et lui a demandé ce qui n’allait pas.
« Les conditions », a-t-il commencé… avant d’hésiter et de secouer la tête, comme consterné par sa propre effronterie.
« Les conditions ? l’a encouragé M me Comstock. Lesquelles, et qu’est-ce qui leur est arrivé ?
— Les conditions ont changé…
— Soyez spécifique, si c’est en votre pouvoir.
— Avant que Julian arrive à la présidence, je n’aurais jamais… c’est-à-dire, il n’était pas de mon ressort de demander… même si je vous ai toujours admirée, Emily… vous savez que je vous admirais… nous n’avons pas la même position sociale… je n’ai pas besoin de vous le dire… moi soldat, vous de bonne naissance… mais avec les récents changements dans nos destins… je peux seulement espérer que mes sentiments soient partagés… je n’ai pas l’intention de parler à votre place… juste de demander… avec espoir… avec humilité…
— Demander quoi ? Venez-en au fait, Sam, ou cessez là. Vos propos sont décousus et nous sommes prêts pour le dessert.
— Demander votre main, a-t-il conclu d’une voix docile et essoufflée qui ne lui ressemblait guère.
— Ma main !
— En mariage.
— Doux Jésus ! a lâché M me Comstock en se levant de sa chaise.
— Consentez-vous à me l’accorder, Emily ?
— Quelle étrange demande en mariage !
— Mais m’accorderez-vous votre main ? »
Elle a tendu le bras dans sa direction en fronçant les sourcils. « Je pense qu’il va falloir, a-t-elle répondu, vu que vous vous êtes débrouillé pour perdre une des vôtres. »
Sam et Emily ont fixé la date de leur mariage à la mi-mai, et cela a été une cérémonie tranquille, vu qu’elle était veuve et lui d’une lignée incertaine (comme diraient les Eupatridiens). Cette cérémonie marquera à jamais pour moi la fin d’une brève « époque dorée » dans le règne de Julian le Conquérant… mais certains événements encore plus historiques, tout au moins de mon point de vue, se sont produits auparavant. Le mardi 11 avril, deux jours après que nous avons célébré Pâques, j’ai terminé l’écriture d ’Un garçon de l’Ouest sur l’Océan, ou : Perdu et Retrouvé dans le Pacifique. Je suis allé moi-même dans les bureaux du Spark remettre le dactylogramme à M. Hungerford, qui m’a remercié et m’a indiqué qu’il ne tarderait pas à le faire imprimer afin de capitaliser sur le récent succès des Aventures du capitaine Commongold. Il a précisé que le roman serait sans doute publié au milieu de l’été.
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