Les jours de pluie, il s’abritait dans le bosquet d’ailantes près du Pond. Des clôtures le tenaient à l’écart des Terrains de Chasse afin qu’il ne fût pas abattu par accident. À ce que m’ont dit les jardiniers, il s’appelait Otis. C’était une noble Girafe célibataire et elle faisait mon admiration.
À plusieurs occasions au cours de l’hiver, Julian, las des distractions de la présidence, est venu dans notre pavillon d’amis me prier de me promener avec lui. Nous avons passé plusieurs après-midi glacés et ensoleillés à arpenter la réserve le fusil à la main, en faisant semblant de chasser quand nous nous contentions en réalité de revivre les plaisirs simples partagés à Williams Ford. Julian continuait à parler de Philosophie, du Destin de l’Univers et de ce genre de choses… centres d’intérêt ravivés par son exploration des Archives du Dominion et approfondies par les tragédies qu’il avait vécues à la guerre. Un ton bien particulier que je ne lui avais jamais entendu – mélancolique, presque élégiaque – apparaissait désormais dans sa conversation. J’ai imputé cela à la campagne de Goose Bay, qui l’avait beaucoup endurci.
Il se rendait souvent aux Archives libérées. Un samedi de mars, sur son invitation, je l’ai accompagné. Des gardes armés protégeaient encore sa façade de marbre, une des plus anciennes structures encore debout à New York, de toute tentative de réoccupation par la Police ecclésiastique. Nous sommes arrivés sous escorte prudente de la Garde républicaine, mais une fois à l’intérieur, nous avons pu déambuler seuls dans ce que Julian appelait « les Piles » : des pièces et des pièces de rayonnages serrés et bondés d’un nombre stupéfiant d’ouvrages des Profanes de l’Ancien Temps.
« Par chance, les Profanes publiaient énormément, a dit Julian d’une voix qui résonnait entre les croisées poussiéreuses. Durant la Chute des Villes, les livres ont souvent servi de combustible. On a dû en perdre ainsi des millions… et des millions encore du fait de négligences, de moisissures, d’inondations et cætera. Mais il en existait tellement que beaucoup en ont réchappé, comme tu le vois. Le Dominion nous a rendu un fameux service en les conservant, et commis un crime odieux en les gardant cachés. »
Les titres que j’ai examinés ne semblaient rien avoir de particulier et les livres, longtemps laissés à l’abandon par leurs gardiens du Dominion, n’étaient pas rangés de manière rationnelle, même si Julian avait entrepris de les faire inventorier et détailler. « Là », a dit Julian en attirant mon attention sur un rayonnage étiqueté Sujets scientifiques que sa petite armée de commis et d’érudits avait commencé à ranger. Il contenait non pas un, mais trois exemplaires d’ Histoire de l’Humanité dans l’Espace , tous en parfait état, couverture et reliure intactes.
Il en a saisi un qu’il m’a tendu. « Prends-le, Adam… ton vieil exemplaire doit être en lambeaux, maintenant, et nous avons des doubles. Il ne manquera à personne. »
Contrairement à celui récupéré dans le Dépotoir de Williams Ford, cet exemplaire-là était recouvert d’une jaquette de couleur brillante avec une image que mes lectures antérieures m’ont permis de reconnaître : les Plaines de Mars, poussiéreuses sous un ciel rosâtre. L’image imprimée était si nette et si précise qu’elle m’a fait frissonner, comme si en soufflaient les vents éthérés de cette lointaine planète. « Mais il doit avoir une grande valeur, ai-je protesté.
— Certaines choses dans ce bâtiment en ont bien davantage. Les auteurs et les textes de l’Efflorescence du Pétrole et d’avant. Pense à la littérature approuvée par le Dominion avec laquelle nous avons été élevés, Adam, toute cette piété du dix-neuvième siècle qu’admire tant le clergé : Susan Warner, M me Eckerson, Elijah Kellog et les autres… mais les recueils de textes du Dominion n’incluent jamais d’autres écrivains de la même époque, les Hawthorne, Melville ou Southworth, par exemple. Quant au vingtième siècle, il y a tout un monde qu’on ne nous a pas autorisés à voir… les documents scientifiques et techniques, les travaux d’histoire objective, les romans dans lesquels les personnages jurent comme des marins et volent dans des avions… Tu sais ce qu’on a trouvé sous clé à la cave, Adam ?
— Je ne vois pas comment je le saurais.
— Des films ! » Il a souri jusqu’aux oreilles. « Au moins une douzaine… Des films sur Celluloïd, dans des boîtes métalliques, venus tout droit des Profanes de l’Ancien Temps !
— Je croyais qu’aucun n’avait survécu ?
— Moi aussi, avant qu’on découvre ceux-là.
— Tu les as regardés ?
— Pas encore. Ils sont fragiles et ne rentrent pas dans les appareils de projection simples dont nous nous servons. Mais j’ai chargé un groupe de mécaniciens de les étudier et de résoudre le problème de leur duplication pour la postérité, ou du moins de leur conversion en une forme plus facile à visualiser. »
Tout cela était magnifique et intimidant. J’ai prélevé sur les rayonnages des livres que j’ai manipulés avec respect, pleinement conscient qu’aucun regard bienveillant ne s’était posé sur eux depuis la Chute des Villes. Plus tard, Julian me donnerait un autre livre choisi parmi les exemplaires en double des Archives, un court roman intitulé La Machine à explorer le temps, par M. H. G. Wells. Il parlait d’une voiture merveilleuse mais apparemment imaginaire qui emmenait un homme dans le futur – ce qui m’a fasciné… Les Archives elles-mêmes étaient pourtant une Machine Temporelle, sauf de nom. Il y avait là, préservées sur papier bruni comme des fleurs séchées, des voix qui murmuraient des apostasies à l’oreille d’un nouveau siècle.
Nous sommes repartis à la nuit tombée, pour ma part abasourdi par ce que j’avais vu. Nous avons gardé le silence un moment tandis que la calèche et son escorte militaire passaient sur Broadway puis entraient dans le domaine palatin. En pensant à ce qu’avait dit Julian à propos des films, je me suis rappelé ce projet dont il parlait avec tant de passion, à savoir La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin. « Et ton film à toi, Julian ? ai-je demandé. Tu as avancé, de ce côté-là ? » Bien que très pris par les affaires d’État, Julian m’avait confié qu’à ses moments perdus il continuait à réfléchir au projet, dont la réalisation pourrait à présent se trouver à portée de main, et qu’il avait même entamé l’écriture d’un script.
Ce soir-là, il s’est montré évasif. « Certaines choses sont difficiles à mettre au point. Des détails de l’intrigue, par exemple. Le script est comme un cheval qui a un clou dans le sabot : il n’est pas mort, mais il refuse d’avancer.
— De quels problèmes s’agit-il au juste ?
— J’ai fait de Darwin le héros, nous voyons sa fascination d’enfance pour les coléoptères, il parle de celle qu’il éprouve pour toutes les créatures vivantes, puis il part en bateau étudier les pinsons…
— Les pinsons ?
— Pour voir la forme de leurs becs et ce genre de choses, ce qui le conduit à certaines conclusions sur l’hérédité et l’environnement. Tout cela est important et avéré, mais manque de…
— De spectaculaire, ai-je avancé.
— De spectaculaire, peut-être.
— Eh bien, le bateau est une bonne idée. On ne peut pas se tromper, avec un bateau.
— Le fond du problème m’échappe. Il ne veut pas se retrouver comme je veux sur le papier.
— Je peux peut-être t’aider.
— Merci, Adam, mais je préfère me débrouiller seul, en tout cas pour le moment. »
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