Julian s’est lui aussi activé, même si nous n’en savions rien. Je venais de terminer mon petit déjeuner, le lendemain matin, quand il m’a fait appeler pour assister à une réunion qu’il avait organisée avec le diacre Hollingshead.
Noël tombait un dimanche, cette année-là, d’où une espèce de double jour du Seigneur, ce qui expliquait en partie le calme inusité du palais présidentiel. Le lundi a connu un retour à l’agitation coutumière. On voyait partout des domestiques et des bureaucrates, ainsi qu’un grand nombre d’officiers supérieurs. Ceux que j’ai frôlés en allant à mon rendez-vous avec le Président m’ont tour à tour ignoré ou regardé avec suspicion.
Julian était toutefois seul dans le bureau où il avait prévu de rencontrer le diacre. « Toute entrevue entre la Branche exécutive et le Dominion est interdite à la bureaucratie, a-t-il expliqué.
— Qu’est-ce que je fais là, alors ?
— Hollingshead vient avec un scribe, sans doute pour consigner chacune de mes paroles qui pourrait être retournée contre moi. J’ai tenu à bénéficier du même privilège.
— Je ne suis pas vraiment un scribe, Julian. Les aspects politiques de la situation m’échappent totalement.
— Je comprends ; je veux juste que tu restes tranquillement assis avec un bloc-notes et un crayon. Si à un moment ou à un autre, le diacre Hollingshead commence à paraître mal à l’aise, écris quelque chose… du moins, fais semblant d’écrire quelque chose, histoire d’accroître sa gêne.
— Je ne suis pas certain de pouvoir rester bien disposé s’il se met à parler de Calyxa.
— Tu n’as pas besoin d’être bien disposé, Adam, juste silencieux. »
Le diacre n’a pas tardé à arriver, accompagné d’une escorte de la police ecclésiastique qu’il a laissée dans l’antichambre. Très cérémonieusement vêtu de ses habits sacerdotaux du Dominion, il s’est avancé vers Julian avec tout le faste d’un roi oriental. Il lui a adressé un hochement de tête et lui a serré la main avec un sourire onctueux avant de le féliciter pour sa prestation de serment comme successeur de Deklan. Il ne pouvait être sincère sur ce sujet, mais il jouait si parfaitement la comédie qu’il aurait pu se produire sur une scène de Broadway. À l’exception d’un coup d’œil, il m’a complètement ignoré et je n’étais pas certain qu’il eût reconnu en ma personne le mari de Calyxa.
Son propre « scribe » était un petit homme à l’air mauvais avec des yeux perçants et un renfrognement perpétuel. Cette créature s’est installée sur une chaise en face de moi en me décochant un regard menaçant que je lui ai rendu. Nous n’avons pas échangé un mot.
Julian et le diacre Hollingshead ont poursuivi un moment leurs formalités et civilités. Ils conversaient non comme des princes mais comme des principautés, en utilisant la première personne du pluriel par référence au fief qu’ils représentaient : l’un la Branche exécutive, l’autre le Dominion.
Ils n’ont pas abordé tout de suite le délicat sujet de leur réunion, mais se sont échauffés avec des banalités. Julian a parlé de son projet de coopération accrue entre la Marine et l’armée des Laurentides pour la conduite de la guerre au Labrador, le diacre Hollingshead du besoin d’une politique intérieure comme étrangère qui fût pieuse et dirigée par la prière, ainsi que du rôle du Dominion pour parvenir plus facilement à cet heureux résultat. Si ordinaires que pussent sembler ces sentiments, ils constituaient, au fond, des affirmations de pouvoir déguisées : Julian se vantait de contrôler les militaires et Hollingshead lui rappelait que le Dominion détenait une sorte de droit de veto qu’il pouvait exercer par l’intermédiaire des chaires de la nation. On aurait dit deux matous au poil hérissé pour sembler plus gros aux yeux de l’autre. Même s’ils souriaient, ils grognaient, et ces grognements constituaient une invitation au combat.
Julian a été le premier à mentionner enfin l’assignation à domicile de M me Comstock. Le diacre a réagi par un sourire conciliant. « Monsieur le Président, vous parlez de l’incident à la soi-disant Église des Apôtres Etc., dans le Quartier des Immigrants. Vous savez, je n’en doute pas, que la rafle a permis de capturer un grand nombre de Parmentiéristes et d’apostats radicaux. C’est le résultat d’une enquête menée en collaboration par les autorités civiles et la Police ecclésiastique, un succès dont nous sommes fiers. Grâce à cette descente, ces personnes dorment en prison au lieu de répandre la sédition… non seulement contre le Dominion, mais aussi contre le Sénat et la présidence.
— Et d’autres qui ne sont coupables d’absolument rien se retrouvent privées de leur liberté de mouvement.
— Je ne veux pas me montrer hypocrite, monsieur le Président. Je sais que votre mère a été impliquée…
— Oui, j’ai même dû envoyer la Garde républicaine pour vous l’arracher, juste pour que nous puissions passer Noël ensemble.
— Et je m’en excuse. J’ai le plaisir de vous annoncer que l’Ordonnance qui la visait a été abrogée. Elle est libre d’aller et venir à sa guise. »
Cela a enlevé un peu d’eau au moulin de Julian, mais il est resté méfiant. « Je pense que je vais la garder sur le domaine palatin pour le moment, diacre Hollingshead. Je ne suis pas certain qu’elle soit tout à fait en sécurité ailleurs.
— La décision vous appartient, bien entendu.
— Et je vous remercie de cette abrogation. Mais ce n’était pas la seule personne arrêtée dans cette histoire.
— Ah… eh bien, c’est une autre question, plus embarrassante. Votre mère bien-aimée ne pouvait pas vraiment faire partie d’un complot, n’est-ce pas ? Fût-il ecclésiastique ou politique. Cela va de soi. Quant à toute autre personne, elle devra subir le procès habituel, si elle veut établir son innocence.
— Je parle d’une personne qui est actuellement mon invitée au palais. »
Le diacre Hollingshead m’a alors regardé en face, pour la première et la dernière fois de toute l’entrevue. Je m’attendais à lire sur son visage une haine non dissimulée ou une honte cachée, mais il avait les traits tout à fait détendus et indifférents. C’était l’expression qu’aurait pu avoir un alligator en regardant un lapin qui s’était arrêté pour boire dans son étang, si cet alligator venait de dîner et ne voyait pas l’intérêt de prendre un autre repas.
Il s’est retourné vers Julian en fronçant les sourcils. « Monsieur le Président, comprenez-moi bien. Les erreurs, cela arrive. Je le sais et l’admets volontiers. Nous en avons commis une en ce qui concerne votre mère et nous l’avons corrigée dès qu’elle a été portée à notre attention. Mais le Dominion est un rocher, un rocher inamovible, en ce qui concerne les principes.
— Je ne crois pas que vous et moi soyons si naïfs, diacre Hollingshead.
— Excusez-moi, mais justement. Si nous étions vous et moi des personnes ordinaires en désaccord sur un sujet temporel, nous pourrions aboutir à un compromis. Mais il s’agit là avant tout d’une affaire ecclésiastique. La menace des Églises non affiliées n’est ni insignifiante ni éphémère. Nous la prenons très au sérieux, et je parle ici au nom du Conseil du Dominion dans son ensemble.
— En d’autres termes, vous parvenez à trouver une excuse à une Eupatridienne de haut rang, mais pas à quelqu’un du peuple. »
Hollingshead a gardé le silence un instant.
« J’espère que vous ne doutez pas de ma loyauté, a-t-il fini par dire d’une voix terne et sans modulation. Ma loyauté à la Nation n’est modérée que par ma foi. Le monde entier finira par passer sous le gouvernement du Dominion de Jésus-Christ, et après un millénaire de règne chrétien, le Sauveur Lui-même reviendra faire de la Terre son Royaume [91] C’est la doctrine de base du Dominion, à laquelle doit adhérer toute Église affiliée.
. Je crois aussi inconditionnellement à cette vérité révélée qu’un homme croit à sa propre existence. J’espère que vous y croyez aussi. Je sais que certaines de vos affirmations passées pourraient paraître sceptiques, voire blasphématoires…
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